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"Crèches, nos enfants en danger": un document de "Ligne rouge" diffusé le 12 avril 2023 sur BFMTV.

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LIGNE ROUGE - Crèches, nos enfants en danger: notre enquête en immersion dans des structures privées

Une journaliste de BFMTV s'est fait recruter dans une crèche, sans diplôme dans la petite enfance et sans formation. Une enquête en immersion qui dresse un constat alarmant sur les conditions d'accueil des enfants de moins de 3 ans.

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Des enfants oubliés sur les toilettes, privés de sieste faute de lits ou laissés en pleurs jusqu'à ce qu'ils s'endorment... Après la mort d'un bébé de 11 mois dans une crèche privée à Lyon, l'Inspection générale des affaires sociales a enquêté. Son rapport est accablant et pointe une qualité d'accueil "très disparate", des dysfonctionnements mais aussi des situations inquiétantes.

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Les témoignages recueillis font état d'enfants à qui on ne donne pas à boire pour moins changer les couches, d'humiliations et d'insultes, d'enfants nourris de force en leur pinçant le nez pour qu'ils ouvrent la bouche et de maltraitances physiques. Que se passe-t-il dans les crèches? Nos enfants sont-ils en danger? Une journaliste de BFMTV s'est fait recruter pour mener l'enquête.

Sans diplôme de la petite enfance

Si son CV mentionne une licence en sciences humaines, elle ne dispose pourtant d'aucun diplôme dans la petite enfance et son expérience se limite à quelques années de babysitting de grands enfants. Après avoir répondu à une vingtaine d'annonces et essuyé plusieurs refus, notre journaliste est contactée et embauchée en CDD dans une crèche du groupe privé Babilou.

Première surprise: à peine arrivée, elle doit se débrouiller seule. Alors qu'elle n'a jamais changé de couche, elle doit s'occuper d'enfants de 2 ans sans aucune aide. Si la réglementation autorise les crèches à recruter du personnel non diplômé, les conditions sont strictes. Ce personnel doit en principe être accompagné par une professionnelle expérimentée pendant 120 heures, soit trois semaines de formation. Ce matin-là, dans la crèche, deux des trois employées n'ont aucun diplôme.

La direction semble consciente du problème: le contrat de notre journaliste a été rédigé pour contourner le contrôle de la protection maternelle et infantile (PMI) qui surveille les crèches. Il prend fin deux jours avant la visite de la PMI, souvent annoncée en amont.

Elles oublient de faire boire les enfants

Deuxième surprise de notre journaliste: pendant les huit jours de son immersion, les enfants jouent souvent seuls toute la journée. Très peu d'activités leur sont proposées, contrairement aux promesses du site internet qui vante un environnement "ludique, sécurisé et apprenant", "des jeux adaptés au développement psychomoteur de chaque enfant et selon son âge" ainsi qu'un accueil "de haute qualité éducative".

"On a tellement de choses à faire qu'on n'a pas encore travaillé tout ce qui était pédagogie", confient deux salariées à notre journaliste, qui a filmé son infiltration en caméra cachée.

Notre journaliste va également assister à d'autres manquements: un midi, les professionnels oublient de faire boire de l'eau aux enfants. Elle le fait remarquer à la directrice, qui lui répond: "Ça dépend vraiment des professionnelles, on y pense, on n'y pense pas."

Sollicitée, la direction du groupe Babilou répond: "Oublier, que ce soit ponctuellement ou de manière régulière, de donner de l'eau aux enfants qui nous sont confiés est une faute professionnelle qui doit être sanctionnée."

Quant au recrutement: "Tous les collaborateurs suivent en arrivant un parcours d'intégration sur mesure avec une équipe de proximité ainsi qu'un programme de formation." Notre journaliste n'en bénéficiera pourtant pas.

Seule avec neuf enfants

Cette crèche n'est pas un cas isolé. De nombreuses structures privées sont soumises à des impératifs de rentabilité: si elles ne trouvent pas de personnel, elles doivent refuser des enfants et donc perdre des financements publics.

Après ce premier contrat, notre journaliste est contactée par un second groupe privé, La Maison bleue. Après un entretien, elle reçoit une proposition de CDI, mais elle s'interroge. Que répondre aux parents qui lui demanderaient quelle est sa qualification? La directrice l'encourage à dire qu'elle a "l'habitude de travailler avec des enfants".

Là encore dans cette seconde structure, dès les premiers jours, notre journaliste est livrée à elle-même avec neuf enfants, dont deux petits, sans aucune formation. La loi impose pourtant une professionnelle pour s'occuper de cinq enfants qui ne marchent pas encore. Quant aux enfants en âge de marcher, c'est une professionnelle pour huit petits.

Des propos insultants

Pour Frédéric Groux, un psychologue qui intervient en crèche et alerte sur les violences chroniques, il s'agit là d'une situation nocive pour les enfants. Il estime même que les deux crèches dans lesquelles notre journaliste a été embauchée ne relèvent pas d'un mode d'accueil.

"On n'est pas du tout dans l'intérêt des enfants", estime-t-il.

Dans cette seconde structure, notre journaliste apprend qu'une auxiliaire de puériculture s'est montrée insultante avec les enfants. En poste depuis deux ans, la situation était connue de ses collègues qui évoquent des propos tels que "t'es gros, t'arriveras jamais à marcher", ou "tu vas être obèse comme ta mère", "tu as la sale tronche de ton père", "est-ce que tu sais que tu es moche?" et même "tu es habillé comme une pédale".

Si cette salariée a fini par être dénoncée et licenciée pour faute grave, elle nie auprès de BFMTV les accusations et souhaite continuer à travailler dans la petite enfance.

"Toute forme de maltraitance a un impact sur les enfants", avertit Frédéric Groux, qui évoque des conséquences à long terme. Il s'inquiète pour ces enfants de moins de 3 ans "qui sont des personnes vulnérables et qui subissent de la violence", faute de contrôle et d'une surveillance suffisante dans les crèches.

"On joue avec le feu"

Jean-Baptiste Florin, directeur régional Île-de-France ouest de La Maison bleue, se dit pour BFMTV "choqué". "On a agi très vite à partir du moment où on nous a remonté les informations", assure-t-il encore. Il évoque une politique de "tolérance zéro" sur la maltraitance. Le groupe indique également tester une hotline pour que les employés puissent signaler anonymement les comportements problématiques.

Quant au recrutement de notre journaliste inexpérimentée, il s'agirait d'une erreur individuelle. La Maison bleue précise ne pas souhaiter les recrutements de personnels sans diplôme. "La directrice, face à la pénurie de professionnels, (...) a mal contrôlé les expériences. C'est une faute."

Mais pour le psychologue Frédéric Groux, "on joue avec le feu". "On a enlevé de plus en plus toutes les barrières de sécurité dans les crèches", met-il en garde.

"Les professionnels ne sont pas formés, les directrices sont débordées. Parfois, il y a un tel turnover que les plus anciennes ont deux-trois mois d'ancienneté."

Une crèche sur cinq concernée

"Évidemment que ça m'inquiète", réagit pour BFMTV Jean-Christophe Combe, le ministre des Solidarités, de l'Autonomie et des Personnes handicapées. S'il est à l'origine de l'arrêté de juillet 2022 qui a assoupli les règles de recrutement dans les crèches, il affirme ne pas faire "l'apologie de l'embauche sans qualification". Mais il ajoute qu'il serait "dommage de se priver d'une voie de recrutement pour des employeurs qui sont peu scrupuleux".

Pour rappel: il manque en France 200.000 places en crèche et près de 10.000 professionnels.

"Ces métiers doivent être exercés en responsabilité une fois qu'on est formé, d'où les 120 heures et la formation qualifiante dans l'année qui suit", estime le ministre.

Selon la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, une crèche sur cinq - parmi les 15.900 que compte la France - présente des dysfonctionnements. Les dérives sont particulièrement fréquentes dans les micro-crèches, des établissements souvent ouverts par des gestionnaires qui n'ont rien à voir avec le monde de la petite enfance.

Une micro-crèche dans le viseur

C'est le cas d'une micro-crèche privée de Seine-Saint-Denis. En août 2022, elle a été provisoirement fermée par la préfecture. L'arrêté fait état d'un "doute réel et sérieux sur la qualité de l'accueil et la sécurité des enfants pris en charge au sein de cette structure". Le collectif Petite enfance 93, qui rassemble 29 parents dont les enfants étaient confiés à cette crèche ainsi que huit employés, demande sa fermeture définitive.

Le collectif a constitué un dossier qui recueille des témoignages de dysfonctionnements et de maltraitance envers les enfants. Notamment de maltraitance psychologique. L'une des employés évoque des propos adressés aux enfants qui auraient été tenus par la gestionnaire: "Si tu ne te tais pas, je te mets chez le boucher comme ça il va te découper", ou "je vais te couper la langue" ou encore "coupez-lui le zizi".

La gestionnaire, Sandrine Schyns, dément pour BFMTV et se défend en accusant ses employés de "faute" et "d'inconscience professionnelle". En trois ans, plus de huit employés se sont succédé. Une enquête pénale est en cours à l'encontre de la gestionnaire. Mais en attendant les conclusions, la micro-crèche a rouvert.

Par Michaëlle Gagnet, Kézia Poudou, Louis Sibille, Jean-Baptiste Arnaud, Anthony Virenque, avec Céline Hussonnois-Alaya