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Société

Iweins : « Pas de logique, ni de cohérence… du mépris »

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Paul Albert Iweins, Président du Conseil National des Barreaux explique la position des avocats et des magistrats unis contre la réforme de la carte judiciaire, chère à Rachida Dati.


J-J B : On va parler de cette fameuse réforme de la carte judicaire. Je rappelle que vous représentez les 47000 avocats de France. Qu’est ce qu’il se passe aujourd’hui ? C’est une journée de contestation, magistrats, greffiers, personnels de justice, avocats…Est-ce que vous êtes opposé à la réforme de Rachida Dati ou est-ce que vous la trouvez bonne ?
P A I : Ce que nous considérons c’est que c’est un gâchis. Il fallait faire une réforme, le Conseil National du Barreau l’a dit dès le début. Il est vrai que la carte judiciaire avait été pour la dernière fois sérieusement modifiée en 1958, donc il est légitime que de temps en temps on réforme. Je suis d’accord avec l’idée de réformer. Mais si l’on réforme en France comme partout, il faut savoir expliquer pourquoi on réforme de telle ou telle façon.

J-J B : On va entrer dans le détail, je voudrais que vous nous expliquiez plus précisément ce qu’est la carte judiciaire ?
P A I : La carte judiciaire c’est la répartition des juridictions sur le territoire national. Vous avez des juridictions de grandes instances qui traitent les divorces, les affaires pénales, il y a les cours d’appel. Et un peu partout sur le territoire français, il y a les tribunaux d’instance qui traitent les petites affaires de consommation en dessous d’un certain montant. Donc vous avez trois étages de juridiction ; au surplus vous avez les tribunaux de commerce qui traitent les affaires commerciales, et les conseils de Prud’hommes et nous étions arrivés à 1200 juridictions en France réparties sur 800 sites.

J-J B : C’était trop ?
P A I : C’était certainement trop à l’égard de la mutualisation nécessaire des moyens si on veut être plus efficace sur le point de départ de la réforme. Je crois d’ailleurs que pratiquement tout le monde était d’accord.

J-J B : Donc il fallait réformer. Là il y a une réforme alors pourquoi la contester ?
P A I : Parce que tout dépend de comment on fait la réforme. Une réforme, pour réussir, elle doit être acceptée. Cette réforme a été d’abord présentée par le garde des Sceaux et nous nous sommes concertés. Nous avions été ravis de cette concertation qui avait été ouverte un peu solennellement au mois de juin dernier par la création d’un comité consultatif. Nous avons, les uns et les autres, fait des propositions, il était convenu qu’à la fin de l’été, après cette concertation, une consultation nous réunirait à nouveau pour définir un schéma dont on pourrait discuter. Finalement on n’a jamais été réunis. Et brusquement, au mois d’octobre, Mme le garde des Sceaux est parti en province annoncer cours d’appel par cours d’appel, son nouveau schéma. Donc les gens ont été considérablement heurtés par la méthode, par le fait d’apprendre au cours d’une réunion dont on nous disait qu’elle était de concertation alors qu’il s’agissait de ce qui allait se passer, que telle ou telle juridiction allait disparaître, et donc aussi tel ou tel barreau, puisque les organismes d’avocats sont rattachés aux tribunaux de grande instance. Donc déjà la brutalité de la méthode a évidemment beaucoup heurté et choqué. Après on a surtout découvert peu à peu qu’il n’y avait pas beaucoup de logique ni de cohérence.

J-J B : C’était en fonction du looping exercé par tel ou tel élu ?
P A I : Nous avons par exemple compris que si le comité consultatif ne s’était pas réuni de nouveau comme il était pourtant prévu fin septembre, c’est que les élus avaient dit que ce n’était pas aux professionnels et à la chancellerie de définir où il doit y avoir des tribunaux, c’était aux élus. Ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Lorsque des élus évidemment défendent chacun leur bout de gras, on peut arriver, en fonction de l’influence de tel ou tel, à des solutions.

J-J B : Vous n’avez pas été pris en traître. Le programme électoral de l’UMP prévoyait de maintenir une seule cour d’appel par région et un seul tribunal de grande instance par département.
P A I : Je ne dis pas du tout qu’on a été pris « en traître », je dis qu’il fallait le faire autrement, d’une façon qui puisse être justifiée. Malheureusement le résultat auquel on arrive n’est pas compréhensible.

J-J B : Ce qui veut dire qu’il y a des inégalités qui sont créées ? Vous avez quelques exemples ?
P A I : Vous avez des endroits où on a plusieurs TGI, ce qui est quand même surprenant. On ne voit pas, malheureusement, suffisamment quel est l’esprit de la réforme. Il y a un deuxième point : c’est que cette réforme doit être accompagnée d’autres choses. La réforme de la justice ce n’est pas simplement la suppression de juridictions. La réforme de la carte judiciaire ce n’est pas simplement la suppression de juridictions non plus. Il faudrait aussi en créer dans certains endroits or il n’y a quasiment pas de créations.

J-J B : Je me mets à la place du justiciable… Est ce que cette réforme est bonne ou mauvaise pour le justiciable ?
P A I : Elle devrait être bonne si elle était faite scientifiquement… Je doute malheureusement de son bénéfice pour le justiciable.

J-J B : Pourquoi ?
P A I : Parce qu’on a l’impression, au point où nous en sommes, que le garde des Sceaux fait une réforme pour faire une réforme. Une espèce de défi par rapport à un problème qu’elle rencontre et qu’ont rencontré ses prédécesseurs. C’est vrai que la plupart des gardes des Sceaux ont renoncé, compte tenu des risques politiques d’une telle réforme, à aller jusqu’au bout. On a l’impression que maintenant, au ministère de la Justice, en raison du programme du Président de la République qui sur ce point était très clair, on est en train de vouloir achever une réforme pour une réforme sans qu’il n’y ait beaucoup de logique la dedans.

J-J B : Mais est ce que pour le justiciable, le citoyen, ça lui complique les choses ou ça les lui facilite ?
P A I : Ça lui complique plutôt les choses puisque pour l’instant on éloigne les juridictions de là où il habite. Cela dit, je suis sensible à l’argument que la proximité de la justice ce n’est pas forcément d’avoir un tribunal à sa porte. De ce point de vue, on est tout à fait d’accord pour admettre ce type de raisonnement, il vaut mieux mutualiser. Il y a un exemple que j’ai souvent entendu : Tel petit tribunal dont on se demande pourquoi il est supprimé alors qu’il rend ses jugements en trois mois. Je réponds à cela que celui d’à côté les rend en un an et demi. Donc si on déplaçait des magistrats qui rendent des jugements en trois mois et qu’on les plaçait dans l’autre TGI qui les rend en 18 mois, on ferait peut être une moyenne de douze mois où tout le monde aurait à gagner. Je crois que sur ce point de vue, il y a une logique qui est indiscutable. Le problème, c’est que ce n’est pas très équitable dans la façon dont ça s’applique. Que c’est une réforme dont on ne comprend pas non plus vraiment combien elle va coûter. On sait juste que ça va coûter très cher.

J-J B : Mais on va faire des économies à moyen terme et à long terme ?
P A I : A mon avis, pour le moment, c’est à très long terme parce que pour l’instant il faut installer les gens dans des juridictions qui n’ont pas de place pour les accueillir. On va avoir d’un côté des locaux vides et de l’autre des locaux qu’il faut agrandir. Donc ce sont d’énormes investissements immobiliers. Il faut sans doute les faire. Mais est-ce que par rapport à toutes les priorités de la justice, il était nécessaire d’avoir un programme immobilier de cette ambition, ce n’est pas sûr. La réforme de la carte judiciaire était aussi inscrite dans les conclusions de la commission d’Outreau et je ne voudrais pas qu’on retienne uniquement ça de la commission Outreau. A force de dépenser notre argent dans les programmes immobiliers, on se demande où en sont les droits de la défense, où en sont toutes les autres réformes que réclamait la commission d’Outreau. Je ne les vois pas venir et j’ai un peu l’impression qu’on investit et surinvestit sur cette réforme qui pose de multiples problèmes.

J-J B : Est-ce que le mouvement de colère qui s’exprime aujourd’hui va durer selon vous ? Qu’est ce que vous demandez au garde des Sceaux aujourd’hui ?
P A I : Il y a vraiment dans la contestation des avocats et des magistrats une demande de considération. Le monde judiciaire a l’impression d’être brutalisé par un ministre qui s’adresse à l’opinion publique au-delà du monde judiciaire. C’est son droit, c’est de la politique. Elle s’adresse à l’opinion au-dessus de nous en disant : voyez comme ils sont ringards, voyez comme ils ne veulent aucune réforme. Alors que ce n’est pas vrai ! Les avocats, les magistrats, sont ceux qui depuis longtemps disent qu’il n’y a pas de budget à la Justice, qu’il faut modifier et moderniser tout ça. Nous ne sommes pas du tout des gens hostiles aux réformes. On est simplement hostiles à une réforme qui se fait sans consultation, sans tenir compte de ce que nous disons. Beaucoup d’entre nous ont ressenti du mépris dans l’attitude brutale du garde des Sceaux.

J-J B : Alors qu’est ce que ça va donner la suite, parce que si vous n’êtes pas entendus, qu’est ce qui se passe ?
P A I : Je pense qu’il faut que madame le garde des Sceaux change sa méthode. Qu’elle reçoive des professionnels en tenant compte des observations qu’ils font, sans cette méthode autoritaire qui lui est reprochée de part et d’autre. C’est la première fois depuis très longtemps qu’il y a un front uni avocats/magistrats, il n’y a rien de plus facile de les diviser, ils adorent dire du mal les uns et les autres. Elle a réussi ce petit miracle de nous réconcilier : ça veut donc dire qu’il y a vraiment un problème de méthode et de façon de travailler ensemble.

J-J B : Est-ce que ça va coûter plus cher aux justiciables et plus cher aux avocats cette réforme ?
P A I : Ca va nécessairement coûter plus cher aux avocats ne serait-ce qu’en frais de déplacements s’ils restent à l’endroit où ils sont. Le véritable problème est là. A partit du moment où on supprime votre tribunal, toute une clientèle qui y est attachée disparaît. Donc là il y a un préjudice net, sur lequel nous sommes en discussion avec la Chancellerie pour une véritable indemnisation.

J-J B : Et c’est le justiciable qui va payer ?
P A I : Je voudrais d’abord que l’Etat prenne ses responsabilités en ce qui concerne le préjudice. Si l’Etat se montre, au niveau de l’indemnisation, à hauteur de ce que nous espérons, ça ne devrait pas être au justiciable de payer.

J-J B : Sinon c’est le justiciable qui paiera ?
P A I : Il y aura un surcoût qui devrait être supporter par quelqu’un. Vous avez un problème c’est l’aide juridictionnelle : l’avocat qui demeure dans une petite ville dont le tribunal est supprimé, va devoir aller dans la ville voisine, il fera quelquefois 100 ou 200 kilomètres pour représenter le client de l’aide juridictionnelle et l’indemnité restera toujours aussi misérable.

J-J B : Il faut expliquer ce qu’est l’aide juridictionnelle : c’est une aide qui est apportée à ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir un avocat, c’est une aide d’Etat. L’Etat se substitue au plaignant et verse une indemnité à l’avocat. Précisément, il y a ce rapport qui est sorti, qui demande des franchises sur l’aide juridictionnelle, c'est-à-dire qu’on obligerait le plaignant même modeste à payer une partie de cette aide, vous y êtes favorable ou pas ?
P A I : Là encore il faut essayer de voir la chose dans sa globalité. Vous avez un besoin d’accès au droit qui augmente en France. C’est normal parce que c’était de plus en plus compliqué, il y a de plus en plus de situations qui obligent à avoir un recours au juge, ne serait-ce que les affaires familiales. Vous avez également toute une partie de la population qui n’a pas les moyens de faire face à un procès. L’Etat voit donc grossir avec inquiétude le budget de l’aide juridictionnelle. Je crois qu’il est temps de poser la problématique comme le fait le rapport donc vous parlez. Ce rapport dit où nous en sommes et pose les questions de savoir si l’on va vers une sécurité sociale judiciaire. Mais l’Etat a-t-il les moyens de se payer une deuxième sécurité sociale avec les déficits ou est-ce qu’il faut trouver d’autres solutions ? Nous sommes partisans d’essayer de trouver d’autres solutions parce que nous sommes conscients qu’une sécurité sociale judiciaire conduirait à une sorte de fonctionnarisation de la profession dont nous ne voulons pas. En revanche il va falloir se montrer imaginatifs et nous sommes à la recherche de formules. La franchise c’est quelque chose qui fait peur et à juste titre parce qu’on se dit que ce sont encore les pauvres qui vont payer. On n'a pas encore tranché sur ce point. Ça a quand même pour intérêt de responsabiliser un peu les gens. Cela dit ce n’est pas ça qui va arranger le problème.

J-J B : Peut-on encore condamner sur une intime conviction ? Doit-on toujours pouvoir condamner sur une intime conviction ?
P A I : C’est tout le système de la preuve du droit pénal français. C’est vrai que pour les téléspectateurs français qui voit la justice à travers les séries américaines et ils ne comprennent pas vraiment ce qui se passe dans leurs tribunaux correctionnels. Ils voient que pour un vol de voiture dans tel feuilleton américain, on voit réunir un jury et une très longue audience, alors qu’ils vont passer pour les mêmes faits en France au flagrant délit ou après trois minutes de débat ils risquent de prendre une peine d’emprisonnement. C’est vrai que les gens ne comprennent pas très bien notre système par rapport à celui qu’ils voient quotidiennement à la télévision.

J-J B : Je ne vais pas vous demander de vous prononcer sur le procès Colonna mais simplement, s’il n’y a pas de preuve… Est ce qu’on peut condamner Yvan Colonna ?
P A I : S’il n’y a pas de preuve non. Il ne suffit pas, dans ce type d’affaire, de dire : je pense que c’est lui. Le doute doit toujours profiter à l’accusé. J’en profite pour vous dire que je regrette profondément que ce ne soit pas des jurys populaires y compris dans les affaires de terrorisme. Parce que c’est au peuple de juger ces affaires. J’ai le plus grand respect pour les magistrats qui composent ces jurys mais composer des cours spéciales pour ce type d’affaire, c’est d’une certaine façon faire un cadeau à ceux qui s’en prennent à la démocratie.

La rédaction-Bourdin & Co