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"Omerta", "censure", "évitement"... Pourquoi le financement public de l'école privée est aussi opaque

Un rapport parlementaire présenté mardi 2 avril à l'Assemblée nationale pointe un manque de transparence et de visibilité quant au budget public total alloué à l'enseignement privé. Plusieurs facteurs expliquent cette opacité. Parmi eux, l'hypercentralisation administrative, le manque de moyens et surtout, "l'omerta" qui règne sur le sujet, selon l'un des co-rapporteurs.

Présenté ce mardi après-midi à l'Assemblée nationale, un rapport rédigé par le député LFI Paul Vannier et le député Renaissance, Christopher Weissberg, étrille le financement public de l'école privé.

Dans ses conclusions, ce travail bipartisan met en exergue le manque de "transparence" quant à la dépense publique totale allouée au privé. Et épingle un manque de "visibilité" sur l'utilisation qui en est faite.

L'insoumis Paul Vannier affirme à BFMTV.com que les causes de cette opacité sont à chercher du côté d'une relation "éminemment politique" entre l'Éducation nationale et l'enseignement privé.

Il dénonce une "culture de l'évitement" entre les deux, de peur d'être accusé de réactiver "la guerre scolaire", explique le co-rapporteur de cette mission d'information.

Un travail d'expert-comptable colossal

Les services statistiques du ministère de l'Éducation nationale évoquent 9,04 milliards de financement public pour l'école privée, répartis entre l'État et les collectivités, mais sans plus de précisions.

Selon la mission parlementaire, cette somme est sous-évaluée. Car à l'allocation versée par l'État s'ajoutent des financements indirects qui augmenteraient d'un ou deux milliards une note finale impossible à évaluer à l'euro près.

Parmi ces financements indirects, le rapport évoque, entre autres, des dépenses de collectivités territoriales laissées de côté ou encore le coût des niches fiscales.

"Il y a des milliers et des milliers d'écoles privées, ça fait des milliers de lignes comptables. Le ministère de l'Éducation, avec ses services territoriaux aurait éventuellement les moyens de faire remonter toutes les données, mais ce serait un travail colossal", détaille auprès de BFMTV.com un haut fonctionnaire de la Cour des comptes.

Manque d'agents de contrôle

Une fois une vision claire de l'argent public obtenu par chaque établissement, il faudrait contrôler l'utilisation de ce financement, conclut également le rapport.

Car "l'absence de contrôle rend possible de nombreux détournements", pointe la mission parlementaire. À titre d'exemple, elle cite des "fausses déclarations par des personnels de direction", "des heures d’enseignements, payées sur fonds publics, non réalisées" ou encore "des détournements du forfait communal pour financer des dépenses d’investissement"...

Mais pour ces contrôles, il faudrait des agents. Or la fonction publique "en manque cruellement", explique à BFMTV.com le député du Val-d'Oise, Paul Vannier.

Éric Coquerel, président de la commission des Finances ajoute qu'"un probable laisser-aller de la part des agents de contrôle" est également à prendre en compte.

L'Éducation, une machine complexe trop centralisée

"L'Éducation nationale est une énorme machine qui s'occupe d'abord du fonctionnement, c'est-à-dire des problèmes de sécurité comme actuellement, des modifications de programme ou encore des besoins d'argent pour la rénovation des bâtiments", explique un magistrat de la cour des Comptes à BFMTV.com.

Ce ministère agit "comme les pompiers, quand il y a un problème. Pas comme un agent de sécurité qui ferait sa ronde régulièrement", illustre-t-il.

Établir une stratégie "pour revoir et établir des objectifs" n'est pas faisable en l'état, estime ce connaisseur du fonctionnement des institutions publiques. Pour lui, la responsabilité n'est pas tant à imputer au ministère qu'à l'administration française "extrêmement centralisée", "en crise au moindre problème".

Interrogé quelques jours plus tôt par le quotidien Le Monde, le secrétaire général de l’enseignement catholique, Philippe Delorme, réclamait davantage de contrôle des "7500 établissements scolaires catholiques. "J'en rêve", avait-il lancé.

“D’un point de vue financier, je vous l’accorde, nous ne sommes pas suffisamment audités, mais ce n’est pas de notre fait. Les pouvoirs publics ne font pas leur travail", avait-il accusé. Contacté par BFMTV.com, le ministère de l'Éducation nationale n'a pas donné suite à nos sollicitations.

L'explosif souvenir de 1984 et "l'omerta" qui règne depuis

L'enseignement privé, "c’est un sujet extrêmement sensible", conclut auprès de BFMTV.com ce haut fonctionnaire.

"La tentation est toujours grande de voir dans la hausse ou la baisse des allocations allouées à l’enseignement privé une manière d’handicaper ou de favoriser le privé. Le tout sur fond de crise de l'école publique", ajoute-t-il.

La sensibilité qui entoure ce sujet de l'argent public versé au privé est d'ailleurs la raison principale de l'opacité qui règne sur ce financement, estime les deux rapporteurs de la mission d'information.

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Paul Vannier évoque "un très haut fonctionnaire" qui lors de ce travail parlementaire lui a expliqué ce "tabou".

"Du côté des contrôleurs, des gens chargés d’évaluer et du ministère de l’Éducation règne un climat d'omerta", estime le député insoumis auprès de BFMTV.com.

"Il y a une censure qui empêche la discussion [...] une sorte de point Godwin dès qu'on parle de l'enseignement privé ", explique-t-il.

Depuis le 24 juin 1984, jour où une manifestation monstre a lieu à Paris pour mettre en échec le projet de loi Savary, "à chaque fois qu’un responsable politique pointe le système d'enseignement privé, il est accusé directement de vouloir rouvrir cette guerre scolaire".

Cette loi du nom du ministre de l'Éducation de l'époque, Alain Savary voulait intégrer l'ensemble des écoles privées à un "grand service public". Cette proposition avait engendré un mouvement d’ampleur qui avait entraîné quelques semaines plus tard par la chute du gouvernement.

Hortense de Montalivet