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"C'est une catastrophe": depuis la réforme du bac, les lycéennes se détournent des maths

Avec la réforme du bac, les mathématiques sont dorénavant enseignées comme une spécialité, délaissée par les filles. Face à ce constat, Jean-Michel Blanquer estime désormais qu'il faudrait "probablement" ajouter des mathématiques dans le tronc commun.

Des lycéennes qui se détournent des mathématiques? Plusieurs sociétés savantes et associations de mathématiques ont alerté sur l'aggravation des inégalités entre les filles et les garçons en mathématiques au lycée depuis la réforme du bac, "anéantissant brutalement plus de vingt-cinq ans d'efforts", s'inquiètent-elles dans un communiqué commun publié fin janvier.

En terminale générale, "seulement 25% des filles en 2021 ont un enseignement de mathématiques de plus de six heures hebdomadaires contre 45% avant la réforme", écrivent-elles.

Le décrochage est "encore plus édifiant" en première, où près de la moitié des lycéennes abandonnent les mathématiques en fin de seconde, "alors qu'elles étaient jusqu'en 2018 environ 83% à poursuivre un enseignement de mathématiques", déplorent-elles, citant des données du ministère de l'Éducation nationale.

"Une heure de maths par mois" dans le tronc commun

Pour les garçons comme pour les filles, avec la disparition des filières S, ES et L liée à la réforme du bac - entrée en vigueur à la rentrée 2019 pour les élèves de première, l'année suivante pour ceux de terminale - les mathématiques sont devenues un enseignement de spécialité, au même titre que les sciences de la vie et de la Terre (SVT) ou la physique-chimie.

Dès la fin de la seconde, les élèves doivent dorénavant choisir trois enseignements de spécialité pour n'en garder que deux en terminale. S'ils conservent tout de même deux heures hebdomadaires d'enseignement scientifique sur les quinze du tronc commun, ces deux heures sont partagées entre trois disciplines (SVT, physique-chimie et mathématiques).

Et c'est là que ça coince, pour les lycéens comme pour les lycéennes, pointe Sébastien Planchenault, le président de l'Association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public (APMEP). "Les mathématiques ne représentent qu'à peine 10% du programme d'enseignement scientifique dans le tronc commun, soit à peu près une heure de maths par mois."

"Une régression"

Le député-mathématicien Cédric Villani, auteur d'un rapport sur l'enseignement des mathématiques, a estimé sur France Inter que la mise en place de l'enseignement scientifique comprenant les trois disciplines avait été "ratée". Anne Boyé, la présidente de l'association Femmes et mathématiques, partage la même analyse. Elle dénonce même pour BFMTV.com "une régression".

"En filière ES, les élèves de terminale avaient quatre heures de mathématiques par semaine. En S, six heures, voire huit s'ils prenaient la spé maths. On en est très loin aujourd'hui."

Quant à l'option maths complémentaires - mise en place à la rentrée 2020 après une polémique sur le niveau de l'enseignement de spécialité mathématiques - elle serait parfaitement inutile, poursuit Anne Boyé.

"Cette option ne donne pas lieu à une épreuve terminale et elle est insuffisante pour poursuivre des études scientifiques dans le supérieur qu'il s'agisse d'une prépa BCPST (biologie, chimie, physique et sciences de la Terre, NDLR), d'études de biologie, ou même pour entrer dans une école vétérinaire ou une école de commerce."

"Elles renoncent avant même d'avoir essayé"

Le problème est encore plus criant pour les lycéennes, nombreuses dans l'ancienne filière scientifiques, mais qui aujourd'hui choisissent moins les mathématiques comme une spécialité: en 2021, il y avait 39,8% de filles en spécialité maths, contre 47,5% de filles en terminale S en 2019.

"Le problème, c'est que plus on oriente vite les élèves, plus les stéréotypes et les préjugés se renforcent", s'inquiète Sébastien Planchenault, de l'APMEP. "Elles renoncent avant même d'avoir essayé."

Mélanie Guenais, enseignante-chercheuse à l'Université Paris-Saclay et vice-présidente de la Société mathématique de France, dénombre 60.000 filles en moins dans les cours de mathématiques. "C'est considérable", regrette-t-elle pour BFMTV.com. "Du point de vue de l'égalité, c'est une catastrophe". Et dénonce "un effet d'autocensure".

"Les filles se dirigent moins vers les maths parce qu'elles ne sont pas sûres d'elles, pas décidées ou mal informées. Elles ont peur de ne pas être au niveau et osent moins. C'est évidemment culturel et de nombreux mécanismes sont en cause. Mais le problème, c'est que c'est une perte de chance pour elles et une rupture dans un équilibre filles-garçons auquel on était parvenu."

"Elles ne pourront plus accéder aux mêmes études"

Les années de première et de terminale représentaient, pour les filles, deux années supplémentaires pour leur laisser le temps de se dire "pourquoi pas", ajoute Sébastien Planchenault, le représentant des professeurs de mathématiques. Temps qu'elles n'ont plus.

"Avant, les filles se tournaient vers un bac S et pouvaient ensuite s'orienter vers des études scientifiques. Ce n'est plus le cas. En renonçant aux mathématiques dès la première, elles se ferment des portes."

Il se dit inquiet pour l'avenir et craint que toute une génération de femmes scientifiques ne voit jamais le jour. Ce sont aussi les craintes de Pierre Priouret, professeur de mathématiques et responsable du groupe mathématiques au Snes-FSU, le premier syndicat des enseignents du second degré.

"La mécanique de la réforme ajoute un caractère inéluctable aux choix", explique-t-il à BFMTV.com. "Avant, les filles quittaient le lycée avec le même bagage et le même potentiel. Là, clairement, le bagage est inférieur, elles seront de toute évidence barrées dans leur orientation et ne pourront plus accéder aux mêmes études que les garçons. La réforme du bac n'assure plus une homogénéité de la formation."

Une "génération manquante"

À plus long-terme, "cette génération manquante pourrait mettre à mal la compétitivité de la France dans les domaines techniques et scientifiques", estime Sébastien Planchenault, le représentant des professeurs de mathématiques. "Je rappelle qu'il manque toujours 5000 postes dans le domaine de la cybersécurité."

Pour Anne Boyé, de l'association Femmes et mathématiques, il est impératif et urgent de "rétablir" la place des mathématiques dans le tronc commun. Elle préconise également la mise en place d'un enseignement de spécialité des mathématiques "à l'équilibre" entre les options maths expertes - actuellement privilégiée par les garçons - et complémentaires - majoritairement choisies par les filles.

"On avait réussi à aller vers un équilibre filles-garçons", insiste Mélanie Guenais, de la Société mathématique de France. "Là, on a une rupture. C'est incohérent d'autant plus quand on s'est fixé l'objectif de former davantage de scientifiques. Que ce soit pour les études supérieures, dans les filières scientifiques mais aussi économiques, sociales ou dans les études de santé, ou tout simplement au quotidien, on a besoin des outils mathématiques."

Blanquer chante de ton

Interrogé sur BFMTV fin janvier, Jean-Michel Blanquer avait au contraire estimé que l'enseignement des mathématiques avait été "renforcé" et invitant à ne pas "se tromper de diagnostic". Selon lui, grâce à la réforme du bac, davantage d'élèves qui choisissent des enseignements de spécialité scientifiques se tournent vers des études supérieures scientifiques.

Le ministre de l'Éducation nationale a finalement changé de ton ce dimanche, sur Europe 1, en affirmant qu'il faudrait "probablement" ajouter des mathématiques dans le tronc commun de la classe de première et terminale, pour que "l'ensemble des élèves" aient davantage de "culture mathématique". Tout en défendant malgré tout l'enseignement de spécialité mathématiques, "beaucoup plus exigeant" que le programme de l'ancienne terminale S.

https://twitter.com/chussonnois Céline Hussonnois-Alaya Journaliste BFMTV