BFMTV
Education

Aborder la religion à l'école: "Il ne faut pas donner le sentiment d'une leçon de morale"

Plusieurs élèves ont refusé d'observer la minute de silence en hommage aux victimes des attentats contre Charlie Hebdo. (Photo d'illustration)

Plusieurs élèves ont refusé d'observer la minute de silence en hommage aux victimes des attentats contre Charlie Hebdo. (Photo d'illustration) - Pierre Verdy - AFP

A l'heure où de nombreux enseignants se retrouvent désarmés face à la réaction de leurs élèves, après les événements tragiques qui ont frappé la France la semaine dernière, faut-il aborder le fait religieux à l'école? 

Faut-il aborder la question de la religion à l'école? Alors que les rectorats ont signalé environ 70 cas de perturbations de la minute de silence du 8 janvier, en hommage aux victimes de l'attaque contre Charlie Hebdo, dans les établissements scolaires, le sujet est plus que jamais sur le devant de la scène.

La ministre de l'Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a rencontré, lundi, des représentants de la communauté éducative et des parents d'élèves, à l'heure où les enseignants se retrouvent désarmés devant l'attitude de leurs élèves, après les événements tragiques de la semaine dernière. 

Ce lundi, devant l'Assemblée nationale, le Premier ministre Manuel Valls a insisté sur la nécessité de gagner "la bataille de la pédagogie" face à un communautarisme grandissant dans les établissements scolaires. Comment expliquer ce phénomène, amplifié ces derniers jours? Que peuvent faire les professeurs? La question de la religion doit-elle être abordée à l'école? BFMTV.com a interrogé Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, directeur de l'Observatoire du religieux, auteur de Le Mythe de l'islamisation, essai sur une obsession collective (éd. du Seuil). 

> Comment expliquer les perturbations recensées dans plusieurs établissements scolaires pendant les hommages aux victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo?

"La réponse est assez simple. Le fait qu'il se passe cela à l'école, est intéressant, car les enfants n'ont pas la retenue, la pudeur, et l'éducation qu'ont les adultes. Ces perturbations prouvent qu'il y a un véritable problème social, dont le phénomène du jihadisme n'est que la partie émergée de l'iceberg. Malheureusement, c'est la partie la plus visible, celle qui est tragique. Il se passe véritablement quelque chose dans le corps social. 

Nous vivons, depuis le début des années 2000, dans une sorte de mise en scène collective, dans l'idée que nos valeurs seraient en danger. Tout le monde va l'interpréter de façon différente, en fonction de là où il se trouve, de sa position. Cette mise en scène ne pose pas de problème avec des individus se trouvant dans une situation sociale et économique plutôt normale. Mais elle finit, fatalement, par inféoder d'autres individus. Certains vont s'improviser jihadistes parce que c'est le rôle qui correspond à leur frustration, à ce qu'ils éprouvent, compte tenu du fait qu'ils sont d'origine maghrébine et qu'ils vivent dans un quartier défavorisé". 

 > Que peuvent ressentir ces jeunes?

"Comme tout le monde suspecte tout le monde dans ce climat d'insécurité culturelle, ces enfants vivent immergés dans cette atmosphère. Certains, dont les parents sont musulmans, ou d'origine maghrébine, peuvent avoir l'impression qu'on les accuse de ce qui s'est passé. Tout cela additionné à des théories du complot tournant sur Internet. Ce climat engendre une sorte de mise en scène paranoïaque qui parcourt l'ensemble de la société française: plus personne n'est complètement convaincu que son voisin, sous prétexte qu'il ne lui ressemble pas, n'est pas son ennemi.

Beaucoup d'individus, dans la société actuelle, se sentent en insécurité car ils voient leur identité nationale menacée, et pensent que ce sont les musulmans qui la mettent en péril. Mais il faut voir que les musulmans se sentent alors tout autant dans l'insécurité, et ressentent un sentiment d'agression".

 > Comment faire pour éviter que ces jeunes en arrivent là?

"Il faut trouver des éléments positifs dans le phénomène d'identification. Parler de 'musulmans modérés', ce n'est pas attirant pour les jeunes. Ces adolescents sont en recherche d'aventure, ils veulent arriver à remplir leur vie de quelque chose qui a du poids. Il faut qu'ils puissent s'identifier. Ainsi, plutôt que de leur faire la leçon, en leur répétant que 'les musulmans devraient être solidaires', il faudrait plutôt leur dire que parmi les "héros de la République", il y avait des musulmans (Ahmed Merabet, le policier tué par les frères Kouachi, mais aussi Lassana Bathily, l'employé de l'épicerie casher, qui a sauvé des clients en les cachant dans une chambre froide, NDLR). C'est très important. 

Il faut leur donner des images positives d'eux-mêmes, à l'inverse de ce qu'ils s'imaginent être, afin qu'ils puissent raconter une histoire dont ils soient fiers. Parler de 'musulmans gentils et musulmans méchants', ce n'est pas rassembleur. Cela peut éventuellement parler à des gens qui ont déjà intellectualisé tout cela, parce qu'ils sont adultes, mais pas à des jeunes".

 > En partant de ce constat, faut-il selon vous aborder la question de la religion à l'école? 

"Je me demande si on n'en a pas trop fait. Il ne faut pas donner le sentiment d'une leçon de morale. Il ne faut pas que tout cela soit présenté, en classe, de façon maladroite, par un représentant de l'Etat, qui donne l'impression de faire la leçon à ses élèves, qui peuvent le percevoir comme une humiliation.

Les enseignants doivent adopter une attitude qui valorise l'élève. Ce qui implique d'adopter un discours fort, car le discours 'mielleux' ne fonctionne pas, et n'est pas apprécié. La psychologie des adolescents est extrêmement fragile, ce sont des gens qui cherchent à construire une narration pour leur vie. Les individus tentés par le jihad vont aller en Syrie parce que c'est un rêve, une aventure qu'ils estiment noble. Si on ne leur offre pas une autre narration possible, une autre histoire d'eux-mêmes qui soit tout aussi noble, et même tout aussi virile, ça ne peut pas marcher. Le seul fait de présenter ses origines et sa religion comme quelque chose de positif fera que le jeune adhérera à cette narration. C'est d'ailleurs ainsi que les réseaux jihadistes arrivent à attirer ces jeunes dans leur filet, puisqu'ils valorisent ce qui est souvent montré comme un stigmate négatif.

En France, on a passé au moins dix ans à nourrir ce climat stigmatisant. Il y a tout un tissu social à recomposer, et il faut que les interlocuteurs de ces jeunes comprennent qu'il ne s'agit pas d'être mou, bien au contraire. Renverser le sens du stigmate, pour le transformer en une forme d'héroïsme positif, pourrait court-circuiter le rapport qu'ont ces jeunes avec l'héroïsme du jihad".

Propos recueillis par Adrienne Sigel