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Société

Affaire Matzneff: quand des intellectuels défendaient la pédophilie

Gabriel Matzneff

Gabriel Matzneff - Pierre GUILLAUD / AFP

Ce jeudi, Vanessa Springora a publié Le Consentement, récit de sa relation, alors qu'elle avait entre 13 et 15 ans, avec l'écrivain Gabriel Matzneff, de près de 40 ans son aîné. Longtemps, à compter des années 1970, ce dernier a multiplié les plaidoyers pro-pédophilie, avec force tribunes et soutiens intellectuels.

Le réveil d'une partie de la sphère intellectuelle ayant tenu le pavé en France de la fin des années soixante aux années 90, voire au-delà, est ces jours-ci particulièrement douloureux. Le Consentement de Vanessa Springora vient d'investir ce jeudi les rayonnages des libraires, après une dizaine de jours de controverse.

Si l'ouvrage rapporte la relation de celle-ci, âgée de 13 à 15 ans, avec l'écrivain Gabriel Matzneff, alors quinquagénaire, dans les années 1980, il résonne comme une charge contre l'aveuglement d'une époque où certains maquillaient la pédophilie en cause progressiste et quasi-révolutionnaire via des tribunes ou des propos badins et des discussions de salon. 

Cas particulier, pas isolé 

Dans un entretien accordé au Parisien à l'occasion de la publication de son livre, Vanessa Springora a ainsi déclaré:

"Ce n'était pourtant pas très difficile de savoir qui était Matzneff à l'époque. Je l'ai rencontré en 1986. On le connaissait. Il y a eu un dysfonctionnement de toutes les institutions: scolaire, policière, hospitalière… C'est ça qui est sidérant face à un militant de la cause pédophile qui a publié des textes en ce sens et qui s'en glorifie."

Gabriel Matzneff était certes un cas particulier, mais il n'était pas un cas isolé. A la même époque, un intellectuel comme René Schérer poussait aussi, à découvert, en ce sens. Tandis qu'un écrivain comme Tony Duvert creusait ce même sillon. Mais Gabriel Matzneff, auteur entre autres des Moins de seize ans en 1974, apparaît aujourd'hui comme la tête de proue de ce cortège. L'extrait de l'un de ses passages dans l'émission littéraire-phare Apostrophes a particulièrement circulé sur internet. 

Tribunes et anecdotes douteuses

Ce soir de 1990, après que le présentateur Bernard Pivot, qui a récemment regretté son traitement du sujet, a demandé à Gabriel Matzneff la raison de sa "spécialisation dans les lycéennes et les minettes", la journaliste canadienne Denise Bombardier est montée au créneau: "Moi, M. Matzneff me semble pitoyable. (…) On sait bien que des petites filles peuvent être folles d’un monsieur qui a une certaine aura littéraire, d’ailleurs on sait que les vieux messieurs attirent les petits enfants avec des bonbons. M. Matzneff, lui, les attire avec sa réputation."

Plus qu'un militant, Gabriel Matzneff s'était voulu porte-étendard. En janvier 1977, il écrivait une tribune, publié successivement dans Le Monde et Libération, à la veille de l'ouverture d'un procès contre trois hommes pour attentat à la pudeur sans violence sur mineurs de moins de quinze ans. L'affaire avait impliqué des victimes de 12 et 13 ans. Dans un texte intitulé A propos d'un progrès, il osait notamment: "Trois ans de prison pour des caresses et des baisers, cela suffit." L'initiative recueillait 69 signatures dont la sienne mais aussi celles de Louis Aragon, du poète Francis Ponge, du théoricien de la littérature et critique Roland Barthes, Simone de Beauvoir, du comédien et metteur en scène Patrice Chéreau, de Jean-Paul Sartre, ou encore de Bernard Kouchner. 

Comme l'a rappelé Le Nouvel Obs, Daniel Cohn-Bendit glissait en 1975 dans un livre intitulé Le grand bazar"Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : 'Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi m’avez-vous choisi, moi, et pas d'autres gosses ?' Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même. (...) J’avais besoin d’être inconditionnellement accepté par eux. Je voulais que les gosses aient envie de moi, et je faisais tout pour qu’ils dépendent de moi". 

"L'ordre moral, voilà l'ennemi" 

Dans un article de Dominique Perrin autour de l'affaire Matzneff pour M, le magazine, l'historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, qui a rédigé Histoire de la pédophilie : XIXe-XXe siècles, a expliqué les bases idéologiques de ces diverses saillies: "Apologistes des pratiques pédophiles et contempteurs d’un ordre bourgeois qui bride le désir des enfants et les emprisonne, ils sont salués par les critiques comme des libertins transgressifs et plein d’audace". 

Entre libertinage et mépris de l'ordre bourgeois, on balance donc entre un esprit aristocratique émanant de certaines franges de la "République des Lettres" et un combat libertaire dévalant d'un discours sur l'émancipation des minorités sexuelles à la défense de la pédophilie. 

En 2001, Sorj Chalandon relatait dans Libération les origines du malaise qui s'était emparé du journal au tournant des années 1970-1980 autour de cette thématique: 

"L'ordre moral. Voilà l'ennemi. Et Libération de cette époque n'est rien d'autre que l'écho particulier du vertige commun. Nous sommes à la fin des années 70. Les traces du mai des barricades traînent sur les murs et dans les têtes. 'Interdit d'interdire', 'contestons toute forme d'autorité'. C'est plus qu'une période, c'est un laboratoire".

Il poursuivait: "La pensée est en confusion. La violence politique est un autre moyen de la politique. (...) Dans ce tumulte, ce retournement des sens, cet ancrage de repères nouveaux, dans cette nouvelle préhension de la morale et du droit, cette fragilité et cette urgence, tout ce qui se dresse sur le chemin de toutes les libertés est à abattre."

Une opposition éparpillée à l'époque

La même année, dans L'Express, l'un des signataires de la pétition de 1977, Bernard Muldworf, psychiatre, revenait aussi sur ces errements.

"En mai 1968, on a assisté à une véritable fracture de la civilisation humaine. Toutes les règles traditionnelles de la morale se dissolvaient comme de l’eau dans le sable. La sexualité était vue comme subversive. C’était une crise culturelle au sens profond du terme. Il fallait être opposé à tout ce qui pouvait être de l’ordre de la contrainte, prendre parti pour ceux qui cherchaient une voie nouvelle. C’est dans ce contexte que j’ai signé la pétition", a-t-il développé. 

Anne-Claude Ambroise-Rendu a noté qu'au moment de ladite "crise culturelle", l'opposition est très circonscrite: "Les seuls à critiquer Matzneff, au nom de la morale, sont des titres conservateurs, comme France Soir, ou d’extrême droite comme Minute. Le partage des médias est très politique."

Cependant, lors d'un premier passage de Gabriel Matzneff sur le plateau de Bernard Pivot, une prof de lycée n'hésitait pas à qualifier ses pratiques d'"attentat à la dignité de l'enfant". A l'instant de quémander des signatures pour donner du poids à sa pétition de 1977, il a d'ailleurs essuyé plusieurs refus, qu'il listera lui-même, comme le rappelle ici Libération: "Marguerite Duras, Hélène Cixous, Xavière Gauthier, de Michel Foucault". 

Emergeant, selon Universalis dans le vocabulaire psychiatrique à la fin du XIXe siècle, le mot "pédophilie" s'est définitivement imposé sur la scène et l'opinion publiques à la fin des années 1980, d'après Anne-Claude Ambroise-Rendu. Peu à peu, les vapeurs intellectuelles se sont dissipées, ne laissant plus que des crimes et des drames dans leur nudité. 

Robin Verner