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Affaire Mila: que dit le droit français sur la critique de la religion?

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Justice - AFP

Depuis sa prestation sur Europe 1, la garde des Sceaux Nicole Belloubet est taxée d'inculture juridique par des figures de la profession. Elle a qualifié la critique d'une religion d'"atteinte à la liberté de conscience" avant de tenter un rétropédalage quelques heures plus tard.

Légèreté coupable ou incompétence? Depuis sa prestation sur Europe 1 ce mercredi matin, Nicole Belloubet est sous le feu de critiques venant de toutes parts. Droite, gauche, juristes, intellectuels... Tous reprochent à la garde des Sceaux d'avoir, en commentant l'affaire Mila, au fond donné une forme de quitus à ceux qui veulent interdire toute condamnation de l'islam en tant que religion. Quoiqu'à gauche, la crainte est davantage celle d'une remise en question plus large du principe de laïcité.

Qu'a dit exactement la ministre de la Justice? D'abord que "dans une démocratie, la menace de mort est inacceptable. C'est absolument impossible, c'est quelque chose qui vient rompre avec le respect que l'on doit à l'autre". Une réaction, donc, au traitement subi par la jeune Mila, adolescente iséroise menacée de mort après un vif échange avec des internautes via Instagram. Un échange qui s'est achevé par une vidéo dans laquelle elle affirme, entre autres, qu'il n'y a "que de la haine" dans le Coran. 

  • "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions"

Jusque-là, rien de répréhensible de la part de la garde des Sceaux. C'est le propos suivant de Nicole Belloubet qui a déclenché une petite tempête médiatique: 

"L'insulte à la religion, c'est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c'est grave, mais ça n'a pas à voir avec la menace."

Reprenons notre Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 qui, en 1971, a été intégrée à ce que l'on qualifie en France de "bloc de constitutionnalité". Spécifiquement ses articles 10 et 11. Le premier des deux dispose que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi".

Voilà déjà un premier élément protecteur de la liberté d'expression en France, renforcé par l'affirmation, dans l'article 11, que "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme". 

"Tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi", peut-on lire dans la DDHC.

  • L'incitation à la haine raciale

L'introduction de l'incitation à la haine raciale dans le code pénal, elle, date de 1972, à l'initiative du garde des Sceaux de l'époque, René Pleven, sur la suggestion d'un député socialiste. La loi Pleven a modifié celle du 21 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui s'applique également à la liberté d'expression.

L'article 24 de ce texte dispose que "ceux qui auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement".

Il s'agit donc bien là d'une limite à la liberté d'expression, à laquelle s'est ajoutée, via la loi Gayssot de 1990, la répression des propos et actes racistes, antisémites ou xénophobes. Ce texte qualifie de délit la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité tels que définis par le Tribunal militaire international de Nuremberg.

  • Le spectre de la censure en ligne

La controversée proposition de loi portée par la députée La République en marche Laetitia Avia sur les "propos haineux" en ligne, actuellement en cours de deuxième lecture à l'Assemblée nationale, va ajouter sa pierre à un édifice sans cesse plus inflammable.

Sa mesure la plus polémique, réintroduite dans le texte après avoir été retoquée par le Sénat: l'obligation pour les réseaux sociaux de retirer sous 24 heures les contenus manifestement haineux signalés par leurs utilisateurs, sous peine d’une amende pouvant aller jusqu’à 250.000 euros, voire 20 millions d’euros en cas de récidive.

L'ensemble des oppositions, de droite comme de gauche (mais pour des raisons différentes), voit dans cette disposition une brèche pour les réseaux sociaux qui, par crainte des sanctions financières, supprimeraient de façon excessive les contenus qui leur sont signalés. Une censure qui ne dirait pas son nom, en somme, et qui inquiète même la Commission européenne.

  • La jurisprudence Charlie Hebdo

En matière de liberté d'expression, la justice peut également s'appuyer sur la jurisprudence. L'affaire des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo, de ce point de vue, est particulièrement parlante. Le 22 mars 2007, le tribunal de grande instance de Paris a rendu un jugement, confirmé en appel en 2008, qui délimite les choses de façon très claire:

"En France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse; le blasphème qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimé à la différence de l’injure, dès lors qu’elle constitue une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse."
  • Le cas spécifique de la vidéo de Mila

C'est là tout l'intérêt de l'une des deux enquêtes ouvertes par le parquet de Vienne dans le cadre de l'affaire Mila, celle pour "provocation à la haine raciale". Dans sa vidéo, la jeune fille a-t-elle critiqué l'islam en tant que religion, ou les musulmans en tant que personnes? 

Il s'agit, selon le procureur de la République Jérôme Bourrier, de "vérifier si les propos tenus sur la vidéo (...) sont de nature à recouvrir une qualification pénale ou s'inscrivent dans la liberté d'expression reconnue à chacun et constituant un principe à valeur constitutionnelle". 

Concernant les propos de la garde des Sceaux, en revanche, le droit semble clair: "l'insulte à la religion" en tant que telle ne peut être considérée comme une quelconque "atteinte à la liberté de conscience". Le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner l'a lui-même réitéré ce mercredi au Sénat.

Jules Pecnard