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TOUT COMPRENDRE - Pourquoi Eric Dupond-Moretti a-t-il été mis en examen?

Convoqué devant la Cour de justice de la République ce vendredi matin, Eric Dupond-Moretti est accusé d'avoir profité de son poste pour régler des comptes dans des dossiers dans lesquels il était impliqué en tant qu'avocat.

Une situation inédite sous la Ve République: le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a été mis en examen pour "prise illégale d'intérêts" ce vendredi, à l'issue de plus de six heures d'audition devant la Cour de justice de la République (CJR). Cette instance est la seule habilitée à juger les ministres pour des infractions dans l'exercice de leurs fonctions.

Eric Dupond-Moretti est soupçonné d'avoir profité de sa fonction de garde des Sceaux pour régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir quand il était avocat, ce que le ministre réfute. BFMTV.com revient en détail sur les affaires qui embarrassent l’ancien pénaliste, mais aussi sur les conséquences politiques d’une mise en examen du ministre.

• Quels sont les deux dossiers concernés?

Le premier, l'affaire des "fadettes", est un dossier dans lequel le Parquet national financier (PNF) a épluché les factures téléphoniques détaillées de plusieurs avocats, dont celui que l’on surnommait alors "Acquittator". Ces investigations visaient à identifier une éventuelle "taupe" qui aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Me Thierry Herzog, qu'ils étaient sur écoute dans une affaire de corruption - affaire qui leur a valu en mars 2021 une condamnation à de la prison ferme dont ils ont fait appel. Il a fallu presque six ans pour que cette enquête soit classée sans suite, en décembre 2019.

Eric Dupond-Moretti, qui fait partie des avocats concernés, dénonce "des méthodes de barbouzes" et annonce une plainte pour atteinte à la vie privée. Le ténor du barreau la retire au soir de sa nomination comme ministre de la Justice, le 6 juillet 2020.

Mi-septembre, un rapport de l'Inspection générale de la justice (IGJ), saisie par Nicole Belloubet, dédouane largement le PNF mais, aux yeux d'Eric Dupond-Moretti, relève "peut-être un certain nombre de dysfonctionnements". Le ministre ordonne alors une enquête administrative sur trois magistrats. Les syndicats de magistrats dénoncent alors "une atteinte inédite à l'indépendance de la Justice".

Le second dossier concerne une enquête prédisciplinaire de l'IGJ sur le magistrat Edouard Levrault, lancée le 31 juillet par le garde des Sceaux et révélée en octobre dernier par Mediapart.

Anciennement détaché à Monaco, Edouard Levrault est une figure de la lutte contre la corruption sur Le Rocher. Or, avant de devenir ministre, Eric Dupond-Moretti a été l'avocat d'un haut policier monégasque mis en examen par ce magistrat, dont il avait critiqué les méthodes de "cow-boy". Il l'avait accusé dans les médias de "violation du secret de l'instruction" et avait porté plainte au nom de son client. L'enquête est toujours en cours au parquet de Nîmes.

C'est Edouard Levrault lui-même qui a signalé le conflit d'intérêt à l'IGJ. Le rapport de l'Inspection a été rendu le 2 juillet à Jean Castex qui n'a pas encore rendu publiques ses conclusions.

• Qu’est-il reproché à Eric Dupond-Moretti?

Eric Dupond-Moretti est soupçonné d'avoir profité de son poste de garde des Sceaux pour régler des comptes dans ces deux dossiers dans lesquels il a été impliqué en tant qu'avocat, en ordonnant des enquêtes administratives sur plusieurs magistrats.

Suite à ces deux affaires, les trois syndicats de magistrats et l'association anticorruption Anticor ont donc déposé des plaintes. Le 13 janvier 2021, la Cour de justice de la République (CJR) a ouvert une enquête visant le ministre de la Justice pour "prise illégale d'intérêts".

Les syndicats de magistrats ont par ailleurs signalé à la commission d'instruction de la CJR trois autres interventions du garde des Sceaux qu'ils jugent problématiques, dont une à l'automne auprès de détenus corses alors qu'il avait été l'avocat de l'un d'eux, Yvan Colonna. Mais la commission des requêtes de la CJR a rendu un avis défavorable, refusant donc d'ordonner un supplément d'information pour ces faits, selon une source judiciaire.

• Comment se défend le ministre?

De son côté, le garde des Sceaux explique que dans les deux affaires, il a systématiquement suivi l'avis des magistrats des services judiciaires de la Chancellerie, sur des procédures qui avaient été entamées par sa prédécesseuse, Nicole Belloubet.

Le ministre dit avoir des preuves à l'appui (mails, courriers, témoins...). "Où est l'infraction pénale?", s'interroge une personne de son entourage à BFMTV. Un proche du ministre a par ailleurs déploré "une tentative de déstabilisation politique de la part des syndicats de magistrats".

Sur l'affaire des "fadettes", le ministre de la Justice expliquait sur France Info en septembre 2020 que le rapport demandé par Nicole Belloubet un mois et demi plus tôt soulevait de possibles manquements et qu'il fallait aller plus loin. "Qu'aurait-on dit si le ministre de la Justice n'avait pas demandé à en savoir davantage!"

A l'issue de sa mise en examen, les avocats d'Eric Dupond-Moretti ont annoncé leur volonté de déposer une requête en nullité "dès la semaine prochaine" afin d'annuler cette mise en examen.

"Il ne lui a pas été expliqué les raisons pour lesquelles la commission d'instruction a considéré que les indices graves et concordants étaient réunis", a souligné l'un de ses conseils, Me Christophe Ingrain devant les caméras.

• Que s’est-il passé lors de la perquisition place Vendôme?

Le 1er juillet, fait rarissime en France, une perquisition de près de 15 heures est organisée au ministère de la Justice, place Vendôme. Elle est menée par une vingtaine de gendarmes de la section de recherche de Paris, avec des magistrats de la CJR. Eric Dupond-Moretti, qui est resté jusqu'à la fin, a assisté à la perquisition de son bureau.

Les opérations ont pris du temps car les enquêteurs ont souhaité ouvrir de vieux coffres sous la bibliothèque du bureau du garde des Sceaux, dont personne n'avait la clef. "Il a fallu des interventions avec des perceuses et meuleuses pour découvrir qu'il n'y avait rien à l'intérieur" a expliqué l'avocat du ministre, qui a regretté "un déploiement de forces totalement disproportionné".

Cette perquisition a surpris la défense d’Eric Dupond-Moretti, car "dès l'annonce de l'ouverture de l'instruction, le garde des Sceaux nous a demandé de transmettre à la CJR la totalité des documents détenus par le ministère de la Justice au sujet des faits dont la CJR est saisie", a précisé Me Christophe Ingrain.

• Eric Dupond-Moretti devra-t-il démissionner?

En mars 2017 sur le plateau de France 2, le candidat Emmanuel Macron affirmait que "dans le principe, un ministre doit quitter le gouvernement lorsqu’il est mis en examen". Dans les faits, de l’Elysée au palais Bourbon, la majorité fait bloc derrière Eric Dupond-Moretti.

Dans un communiqué diffusé à la suite de sa mise en examen, Jean Castex dit avoir "pris acte" de la mise en examen de son garde des Sceaux, lui renouvellant "toute sa confiance" et l'invitant à "poursuivre l'action de réforme et de confortement des moyens accordés au service public de la Justice."

Selon nos informations, le chef d'État avait aussi apporté un soutien clair et affirmé à son ministre lors du Conseil des ministres mardi, déclarant "la justice est une autorité, pas un pouvoir. Je ne laisserai pas la justice devenir un pouvoir".

"Je pense que le garde des Sceaux a les mêmes droits que tous les justiciables, c'est-à-dire celui de la présomption d'innocence de pouvoir défendre les droits qui sont les siens", a déclaré Emmanuel Macron jeudi, en déplacement sur le Tour de France.

Deux députés et avocats de profession, Naïma Moutchou (LaREM) et Antoine Savignat (LR), ont par ailleurs démissionné de la CJR, refusant de "prendre part à ce semblant de justice", selon les mots de la première, qui a critiqué "le désir non dissimulé d'une poignée de magistrats de réduire à l'impuissance politique un garde des Sceaux disqualifié dès sa nomination".

"On ne fait pas de politique", rétorque Céline Parisot, présidente de l'USM, syndicat majoritaire dans la magistrature. "À aucun moment, d'aucune manière nous n'avons demandé la démission du ministre."

Les soutiens d'Eric Dupond-Moretti vont au-delà des marcheurs. Interrogé au micro de RTL jeudi matin, le président du Sénat (LR) Gérard Larcher a estimé que le ministre de la Justice n’avait pas à démissionner. "Je rappelle que la mise en examen ne lève pas la présomption d'innocence", a jugé cette figure de droite.

Esther Paolini Journaliste BFMTV