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"Il a détruit ma vie": à Marseille, le procès géant d'un dentiste accusé de mutilations sur ses patients

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Photo d'illustration - Loïc Venance - AFP

Radié depuis, Lionel Guedj dévitalisait des dents et posait des prothèses à tour de bras, même lorsque cela était inutile. Devant 322 anciens patients, il devra répondre de ses actes dès lundi et durant six semaines à Marseille.

Six semaines d'audience, 322 parties civiles et une salle spécialement aménagée avec près de 400 places. Ce lundi s'ouvre à Marseille le procès hors-normes de Lionel Guedj, chirurgien-dentiste millionnaire, accusé d'abus de soins ayant entraîné des infections à répétition par des centaines d'anciens patients des quartiers Nord de la ville, où se trouvait son cabinet.

Le praticien comparaîtra devant le tribunal correctionnel de Marseille pour des "violences volontaires ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente", "escroquerie" et "usage de faux". Radié de l'Ordre des Chirurgiens-dentistes depuis 2016, il encourt dix ans d'emprisonnement pour ces faits.

Deuxième volet: le dentiste est suspecté de s'être enrichi sur le dos de l'Assurance maladie par le biais de ses patients défavorisés, pour la plupart affiliés à la Couverture maladie universelle. Ainsi, la CPAM estime avoir subi une fraude massive, qu'elle chiffre entre 3,6 et 4,7 millions d'euros.

"Familier" avec ses patients

À 55 ans, Saleha ne travaille plus. En 2019, elle a d'elle-même quitté son emploi dans une boulangerie marseillaise. "Rester à la caisse, être aux côtés de mes collègues, avec ces mauvaises odeurs... Je ne pouvais pas", raconte-t-elle.

Les "mauvaises odeurs" dont elle parle, ce sont celles qui émanent de sa bouche et qui empoisonnent son quotidien depuis maintenant plus de dix ans. "Quand quelqu'un s'assoit à côté de moi, je ne parle même plus", témoigne la mère de famille, qui ne peut plus manger d'aliments solides depuis qu'elle est passée entre les mains du dentiste.

Treize ans auparavant, en 2009, Saleha ne présente pourtant pas de problème de santé particulier. Si elle décide de consulter un dentiste, c'est uniquement pour une petite intervention sur une ancienne prothèse dentaire, qui commence à se décoller. Par le bouche-à-oreille, elle prend connaissance d'un dentiste du quartier de Saint-Antoine, dans le 15e arrondissement de Marseille, auprès de qui elle obtient un rendez-vous très rapidement.

"Il était très familier. Il m'a fait la bise alors que l'on ne se connaissait pas, m'a mise en confiance", évoque-t-elle au sujet du dentiste, qui tutoie facilement ses patients.

"L'erreur que j'ai faite, c'est de lui raconter ma vie", estime-t-elle a posteriori. À l'époque, Saleha est en train de perdre son mari, atteint d'un cancer bucco-dentaire et hospitalisé à la Timone, à Marseille.

D'après elle, Lionel Guedj l'a "prise par les sentiments" en jouant avec la peur qu'il ne lui arrive quelque chose de semblable: lors de ce premier rendez-vous, il lui affirme qu'il ne peut pas recoller son bridge et qu'il est obligé de dévitaliser toutes ses dents, sans quoi elles finiraient par tomber.

"On a les mêmes dents, les dents de Guedj"

Semaine après semaine, le praticien modifie toute sa dentition en lui posant de nouvelle prothèses. "Je ne comprenais pas ce qu'il faisait, il expliquait pas vraiment. Mais je me disais, 'c'est un dentiste, il sait ce qu'il fait'." Problème: les bridges ne tiennent pas, et les infections s'accumulent au fil des interventions.

Dans sa bouche, peu à peu, un "carnage" qui, encore aujourd'hui, a des conséquences sur sa vie. Odeurs gênantes, bridges trop fragiles... Impossible pour la mère de famille d'oublier ce qui lui est arrivé.

"Il a gâché ma vie. Je l'ai en tête tous les jours, quand je me brosse les dents. À cause des odeurs, je n'ai pas pu refaire ma vie après la mort de mon mari."

Dans son quartier, Saleha dit croiser régulièrement d'autres mères de famille avec la même dentition. "On a les mêmes dents, les dents de Guedj. Il a détruit bien plus de personnes que celles qui seront présentes au tribunal", estime-t-elle.

Car l'histoire de Saleha n'est pas un cas isolé. D'après l'ordonnance de renvoi, des centaines de personnes semblent avoir été les victimes d'un mode opératoire bien rodé, misant davantage sur le profit du cabinet Guedj que sur la santé de ceux qui y défilaient.

Jusqu'à 70 patients par jour pour des "sourires de star"

En 2010, enregistrant près de 3 millions d'euros de bénéfices, Lionel Guedj est classé n°1 des chirurgiens-dentistes au niveau national, en termes d'honoraires. De quoi mettre la puce à l'oreille de la Caisse primaire d'assurance-maladie (CPAM), qui soupçonne des pratiques douteuses. Et les conclusions du rapport qui en découle sont sans appel: le volume d’activité du praticien semble presque irréaliste.

Chaque jour, 40 à 70 personnes passent entre les mains du dentiste qui a ouvert son cabinet en 2005 dans ce quartier populaire de la cité phocéenne. À cela s'ajoutent des honoraires quinze fois plus élevés que la moyenne nationale, et un nombre de prothèses posées quinze fois plus haut que chez ses confrères en région Paca.

D'après les conclusions de la CPAM, Lionel Guedj, épaulé par son père, Jean-Claude Guedj, lui aussi renvoyé devant le tribunal correctionnel, posait des prothèses à tour de bras et les facturait au montant maximum, et ce même chez des patients à la dentition parfaite. Parfois venus faire de simples détartrages, certains voyaient leurs dents dévitalisées une à une par le praticien, qui leur faisait miroiter "des sourires de star".

"À tel point qu’une blague circulait dans les quartiers Nord: 'Toi, t’as le sourire Guedj'", rapporte auprès de BFMTV.com Me Lionel Febbraro, qui représente onze anciens patients du dentiste.

Des infections à répétition...

Mais après ces actes, réalisés bien plus rapidement que chez les autres dentistes, s'ensuivent de multiples abcès et infections. Les plaintes se multiplient, jusqu’à voir arriver parfois plusieurs patients mécontents chaque jour, précise l'ordonnance de renvoi.

L'un d'entre eux en vient même à se présenter au cabinet muni de tracts dénonçant la mauvaise qualité des soins prodigués par le dentiste, tout en exigeant un remboursement. Des témoins rapportent que Lionel Guedj décide de ne pas sortir de son bureau à ce moment-là. Comme dans d'autres situations similaires, il demande à son père de gérer les réclamations.

Après une longue instruction, le praticien finira par être mis en examen en 2019 pour des "violences volontaires commises entre 2006 et 2012, ayant entraîné des mutilations, à savoir le délabrement, la mortification ou l'extraction de dents sans justification médicale".

...mais pas d'indemnisations

De leur côté, les patients victimes des mutilations présumées du dentiste se battent pour être indemnisés et pouvoir refaire leurs dents. Une demande qui reste lettre morte depuis dix ans.

"C'est une catastrophe sanitaire qui touche des centaines de personnes, et la CPAM n'a jamais pris ses responsabilités pour que ces gens soient soignés. Le Fonds d'indemnisation des victimes, lui, brandit la présomption d'innocence de Lionel Guedj. Ces gens ont été laissés à l'abandon", déplore Me Lionel Febbraro.

Du côté de la défense, "donner des réponses"

Radiographies jetées ou falsifiées, escroqueries, violences et mutilations... Les charges qui pèsent contre Lionel Guedj sont lourdes. Pourtant, interrogé par BFMTV.com, son avocat exprime un certain soulagement à l'aube de l'ouverture de son procès.

"Cette nouvelle phase, on l'attend depuis longtemps. On va enfin pouvoir s'expliquer devant le tribunal et donner un certain nombre de réponses", déclare Me Frédéric Monneret, qui ajoute que son client est envahi par le stress d'être confronté aux parties civiles.

Au total, 2367 patients sont passés par le cabinet de son client entre mai 2008 et janvier 2012. C’est justement sur ce chiffre que va tenter de jouer Me Monneret, et plus précisément sur le ratio entre le nombre de patients total et le nombre de plaintes.

"Il faut aussi juger l'existence de l'intentionnalité. Il y a eu des problèmes sur la qualité des soins, mais l'enjeu est de montrer qu'elles sont plutôt liées à des fautes de négligence et d'imprudence", ajoute-t-il. Lors d'une garde à vue, en 2012, Lionel Guedj démentait également avoir agi contre l'intérêt de ses patients.

"Tourner la page"

Après dix ans d'attente, Saleha n'attend qu'une chose de l'audience qui débute lundi: pouvoir "tourner la page". Elle demande à ce titre à être reconnue en tant que victime et à percevoir une indemnisation pour pouvoir refaire ses dents.

Celle qui compte bien prendre la parole lors du procès pour raconter ce qui lui est arrivé a "hâte" de se retrouver en face de Lionel Guedj: "J'ai envie de lui dire ce que je ressens envers lui, et lui demander pourquoi il a fait ça. J'aimerais tourner la page, parce qu'être appelés les 'sans-dents de Marseille', ce n'est pas beau."

Elisa Fernandez