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Police-Justice

Cyrulnik : "Faire parler ces enfants, c'est probablement faire revenir l'horreur"

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Boris Cyrulnik est un neurologue, psychiatre et psychanalyste qui a développé en France le concept de "résilience", ou le processus de renaître d'un traumatisme. Il revient sur le choc qu'ont subi les deux fillettes de Chevaline.

La police a dû interroger très vite la plus jeune des deux petites filles, et le fera sans doute avec la plus âgée dès qu'elle reprendra conscience. Ces interrogatoires sont-ils risqués pour elles ? 

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Il y a un risque, mais ça dépend de comment sont posées les questions. Les policiers ont beaucoup réfléchi à ça et ils ont mis au point des manières de parler pour aborder le problème. Il leur faudra déjà avoir des approches différentes. La petite fille de 7 ans a vu, subi l’horreur de la tragédie, alors que la petite fille de 4 ans, dans le même contexte, n’a pas vu ni subi les mêmes choses.

Faire parler ces enfants, c’est probablement faire revenir l’horreur de la tragédie. Mais les policiers ont besoin de savoir ce qui s’est passé donc la stratégie est d’inviter les enfants à la parole. C’est à dire que l’on sécurise l’enfant d’abord, puis on l’invite à parler. Mais on ne le fait pas parler, parce que si l’on pose des questions trop directes, l’enfant va répondre ce qu’il croit que l’adulte attend de lui. Il ne va pas mentir, mais il va dire le contraire de ce qu’il a vu, le plus sincèrement du monde.

Pour la grande fille, il faut d’abord la soigner, évidemment, puis la mettre en confiance. Il ne faut pas lui poser de question mais attendre qu’elle veuille bien parler. Elle aura probablement envie de de parler, d’ailleurs,et il suffira de l’inviter à la parole.

Pour la plus jeune, je pense qu’il ne faudra pas lui poser de question, il faudra la sécuriser peut-être encore plus que la grande et ensuite lui demander de jouer avec une poupée, ou lui demander de dessiner sans trop la diriger. Après, si elle le veut bien, elle pourra parler du dessin ou parler de la poupée. A ce moment, l’enfant dira ce qu’il a dans son monde mental sans paraître violentée par les policiers. 

Quelle est la crédibilité de ces deux témoignages ?

Le témoignage de la petite fille de 7 ans désignera plus le réel que la fille de 4 ans. Si jeune, on n’a pas d’idée de a mort, on n’a pas cette représentation du temps qui fait comprendre que la mort est irréversible. La petite fille de 4 ans a été sécurisée par le corps de sa mère sous lequel elle s’est blottie et elle avait quand même un sentiment de danger, parce qu’elle n’a pas bougé pendant huit heures. Probablement, à 4 ans, dans sa mémoire, il est arrivé à sa mère de partir, puis elle est revenue. Là, quand va-t-elle revenir ? Elle va probablement souffrir du manque de la mère en attendant, en espérant un retour qui n’aura jamais lieu.

Cela va occasionner une frustration alors que la grande fille va vite comprendre ou a déjà compris que sa mère est morte. Si elle est sécurisée après la tragédie et qu’on ne la bouscule pas, elle aura besoin de parler en situation de confiance et à ce moment là, son témoignage aura une certaine valeur. Il faut attendre qu’elles veuillent s’exprimer et ne pas leur extorquer.

Quelles peuvent être pour elles les conséquences d’un choc aussi destructeur ?

La fille de 7 ans a compris qu’elle était traumatisée, que c’était une immense tragédie. Si on la soutient et si elle arrive à parler, cela pourrait déclencher un processus de résilience (le fait de surmonter le traumatisme, ndlr). La petite fille de 4 ans devra être sécurisée, qu’elle se remette à sourire, à parler de choses anodines, de sa poupée, de maman qui va revenir. On va se dire : «C’est bien, elle a compris, elle ne va pas être traumatisée.» Ce qui est faux, évidemment. Un manque pareil, une sensation de danger si grand, trace dans le cerveau une mémoire durable sans souvenir.

Elle n’aura pas de souvenir de la tragédie mais peut-être que dans quatre mois, six mois, dix mois, elle aura des troubles anxieux, des troubles du comportement et beaucoup ne feront pas de relation de cause à effet. Les troubles du syndrome psycho-traumatique dans ce cas sont souvent retardés. 

Donc la petite fille va reprendre son développement mais il y aura une trace cérébrale qui va probablement lui laisser une aptitude à l’angoisse, et elle ne saura pas d’où ça vient, car ses souvenirs de cet événement, si tant est qu’elle en ait, seront confus.

Comment surmonter le traumatisme ?

La résilience est un processus totalement évaluable, à tous les stades de son développement. Avant la tragédie, cette petite fille avait-elle été sécurisée par ses parents ? Avait-elle acquis une aptitude à la parole, à la mentalisation ? A chercher elle-même le confort, la sécurité quand elle avait des petits chagrins d’enfant ? Si oui, ce sont de précieuses ceintures de protection.

Pendant le traumatisme, si le traumatisme vient de l’extérieur de la famille, par un inconnu, la résilience sera moins difficile. Si l’agression vient d’un proche de la famille, et si ces petites filles ont été attachées à cet agresseur, là, la résilience sera plus difficile. En effet, elles auront été gravement agressées par quelqu’un dont elles attendaient l’attachement.

Après la tragédie, le mot important c’est le soutien. Mais il semble bien qu’il y ait déjà des candidats de la famille pour lui apporter un substitut affectif et familial. Si le soutien affectif est offert à ces enfants, c’est un précieux facteur de résilience. Plus tard, il faudra élaborer ce qui s’est passé, c’est-à-dire, quand les enfants le souhaiteront et avec une relation de confiance, essayer de parler de ce qui s’est passé, de comprendre le traumatisme de façon à maîtriser l’agression. Il faudra qu’elles soient soutenues par quelqu’un qui saura les sécuriser et les inviter à la parole. Cela vaut de manière générale, dans les médias, notamment.

Cette tragédie, on va beaucoup en parler, et on en parle déjà beaucoup. La manière dont les médias en parlent est extrêmement importante. Si les médias ou la famille, le quartier, l’école, disent : «Ces enfants sont foutus, ils sont irrécupérables ! Avec ce qui leur est arrivé, ils ne vont pas s’en remettre !» S’ils entendent ça, ce sera d’autant plus difficile. Avant les travaux sur la résilience, cela arrivait fréquemment. Il faut dire à ces enfants que ce qui leur est arrivé est grave mais qu’ils sont costauds, que leurs parents ont imprégné dans leur mémoire une sécurité et une tendance à la parole. Il faut leur dire comment ont fait les autres pour s’en sortir. Il faut leur faire comprendre que cela ne veut pas dire qu’ils vont oublier, mais qu’ils vont remanier la représentation de ce qui leur est arrivé, faire quelque chose de cette terrible blessure. A ce moment là, pourra se déclencher un processus de résilience.

Olivier Laffargue