Charlie Hebdo: les tireurs, un "commando organisé" ou des "branquignols"?
Redoutables kalachnikov en main, mais agissant de façon visiblement improvisée dans leur fuite: les frères Chérif et Saïd Kouachi, tireurs présumés de l'attaque contre Charlie Hebdo mercredi et activement recherchés depuis par les hommes du Raid et du GIGN, laissent apparaître un inquiétant mélange de professionnalisme et de comportement anarchique, estiment policiers et experts.
> Entraînement quasi militaire
Les images, prises par un témoin depuis un toit voisin, des deux tireurs cagoulés, vêtus de noir, gilets porte-chargeurs sur la poitrine, qui progressent dans la rue à la façon de soldats d'élite et exécutent sans hésiter un policier gisant à terre, ont glacé le sang des observateurs et révélé un entraînement quasi-militaire.
"On le voit clairement à la façon dont ils tiennent leurs armes, dont ils progressent calmement, froidement. Ils ont forcément reçu une formation de type militaire. Ce ne sont pas des illuminés qui ont agi sur un coup de tête", assure une source policière à l'AFP, qui souligne qu'ils tiennent leurs pistolets-mitrailleurs serrés près du corps et tirent au coup par coup et non par rafales, ce qui démontre qu'ils ont été entraînés à s'en servir.
Un point de vue partagé un officier de police judiciaire interrogé par Libération: "Sur les premières vidéos que nous avons récupérées, les positions de tir de ces individus lorsqu’ils font des cartons sur les voitures de police et leur façon de progresser dans la rue témoignent qu’ils sont entraînés", explique cette source au quotidien, parlant des tireurs masqués de Charlie Hebdo comme d'"un commando quasi-militaire organisé et préparé".
Les deux hommes connaissaient l'horaire de la conférence de rédaction de l'hebdomadaire, ils exécutent leur plan sans coup férir, sans être arrêtés par le policier armé chargé de la protection rapprochée de Charb, directeur de Charlie Hebdo, qui n'a pas eu le temps d'intervenir et fait partie des victimes. Puis dans leur fuite, ils croisent des policiers, qu'ils tuent ou mettent en fuite, leur tirant dessus avec une précision de combattants aguerris.
Manque d'anticipation ?
Au contraire, la phase "exfiltration" de l'opération semble plus anarchique: alors qu'ils n'étaient pas directement pris en chasse, ils percutent dans leur fuite une automobiliste place du Colonel Fabien, encore dans Paris, puis s'en sortent en braquant un conducteur pour lui voler une Clio grise. Dans la Citroën C3 noire qu'ils abandonnent, les enquêteurs découvrent la carte d'identité de Saïd Kouachi, qui les met immédiatement sur leur piste. Et jeudi, en Picardie, ils apparaissent dans la Clio grise, cagoulés, armes apparentes, dans une station-service dont ils agressent le gérant, qui les identifie et donne immédiatement l'alerte.
Comment dès lors analyser cet amateurisme apparent, qui contraste avec l'image de tireurs bien entraînés devant le siège du journal satirique? Pour une autre source policière souhaitant rester anonyme, interrogée par l'AFP, les tueurs n'avaient peut-être pas anticipé ce qui allait se passer après l'attaque. "Ils ne pensaient sans doute pas s'en sortir et n'avaient certainement pas planifié leur fuite avec autant de soin qu'ils avaient monté l'attaque contre le journal", commente cette source. "Ils pensaient peut-être y rester, mais pas au point de se barricader dans l'immeuble de Charlie et attendre le Raid. Ils ont eu l'occasion de se tirer, ils l'ont fait. Mais depuis, manifestement ils improvisent."
Un avis que semble partager Eric Dénécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), qui souligne lui aussi dans l'action des deux tireurs "une amélioration notable des techniques d'attaque. Mais pour le reste, pour la suite, c'est-à-dire les méthodes d'exfiltration et de survie dans la clandestinité, c'est beaucoup moins brillant. Ce qu'il faut savoir, c'est qu'en quelques jours on peut former quelqu'un à utiliser une kalachnikov et à bien se déplacer arme en main. Mais apprendre à survivre longtemps dans la clandestinité, c'est une tout autre affaire..."
Carte d'identité oubliée: une provocation?
De son côté, l'ancien juge antiterroriste Alain Marsaud, invité de BFMTV jeudi, est sceptique. "ll y a à la fois un professionnalisme dans la manière d’opérer, et puis on oublie la carte d’identité dans la voiture...", explique-t-il, dérouté. "Je me suis dit: ‘Est-ce que c’est une manipulation? Une erreur? Qu’est-ce qu’il se passe?’ (...) J’ai pensé à une provocation ou à quelque chose comme ça". Pourrait-il alors s'agir d'une façon de revendiquer leur geste ? Si c'était le cas, cela voudrait dire qu’ils sont "dans un processus suicidaire de type jihadiste-kamikaze, et donc qu’ils s’apprêtent à faire autre chose", estime Alain Marsaud. Une façon de dire "Nous sommes repérés, et attention, coucou ! Nous allons revenir !", juge-t-il, avant de trancher: "Je vous l’avoue, je ne comprends pas cette affaire".