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Des images captées par des détenus depuis la fenêtre de leur cellule.

Captures d'écran Tiktok

"Ça permet de s'évader": sur TikTok, ces détenus racontent leur quotidien en prison

Cuisine, sport, humour ou trafics illégaux... Entre les murs des prisons françaises, de nombreux détenus trompent l'ennui en partageant des vidéos de leur quotidien derrière les barreaux. BFMTV.com a pu s'entretenir avec certains prisonniers qui ont fait de cette activité leur passe-temps favori.

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Quasiment tous les matins, Ilias lance des "live" sur TikTok. Mais le décor de ces sessions vidéos en direct est particulier: le détenu de 21 ans se filme depuis sa cellule de prison. Pendant "30 minutes à plus d'une heure", il répond aux interrogations des internautes, curieux de connaître son quotidien derrière les barreaux.

"T'es dans quelle prison?', 'pourquoi t'es rentré?', 'il te reste combien de temps?'..." "C'est souvent le même type de questions", souffle le détenu, interrogé par BFMTV.com.

En France comme à l'étranger, il est loin d'être le seul. Avec ses courtes vidéos, TikTok est devenu une fenêtre d'accès au monde carcéral. Des prisonniers y dévoilent leur quotidien et l'intérieur de leur cellule, mais aussi parfois les couloirs de leur prison, la cour de promenade et parfois même les surveillants pénitentiaires. Avec un certain succès: de nombreuses vidéos dépassent aisément le million de vues, et certains comptes les centaines de milliers d'abonnés.

Un moyen de "rester connecté avec le monde extérieur"

Comme Ilias, Samy "discute avec des gens" sur la plateforme, là aussi en lançant régulièrement des "live" depuis sa cellule. "Quand je deviens plus intime avec certains, on discute sur Instagram ou sur Snapchat en privé", explique-t-il à BFMTV.com. "Ils veulent tout savoir: comment on a de l'argent, comment on a un téléphone, comment on fume", s'étonne ce détenu de 28 ans, incarcéré depuis 2017 en région Auvergne-Rhône-Alpes.

Les détenus sont nombreux à partager l'intérieur de leurs cellules sur le réseau social.
Les détenus sont nombreux à partager l'intérieur de leurs cellules sur le réseau social. © Captures d'écran Tiktok

Le jeune homme, qui a écopé de quatre ans de détention, explique que les prisonniers ont simplement adopté TikTok au même titre que les autres réseaux sociaux. "On voit ça partout, on essaie et on se prend au jeu. À la base, j'ai commencé pour partager ma musique, mes écrits et tout ça. Et maintenant quand je vois des trends (des vidéos populaires, NDLR) qui sont à la mode, je fais un peu les mêmes mais que j'adapte en fonction de la situation que je vis moi, ici, au quotidien."

"Moi personnellement je n'ai pas eu de permission depuis très longtemps", raconte-il. "TikTok, ça permet de garder un lien avec le monde extérieur. (...) Ça permet de continuer à rencontrer des gens, même si c'est virtuel."

"TikTok, c'est ce qui nous sauve", abonde Ilias. "C'est un moyen de passer le temps, sinon on a souvent rien à faire."

Sous des hashtags comme #prisondeFrance ou encore #prisonlife, on peut voir les prisonniers danser, mais surtout documenter leur ennui et donner des conseils ou des explications sur la vie en prison: "combien coûte un téléphone en prison", "c'est quoi un yoyo (une ficelle utilisée pour passer toutes sortes d'objets par les fenêtres des cellules, NDLR)", "c'est quoi la cantine (le système qui permet aux détenus d'acheter des produits du quotidien, NDLR)"...

Gratins, légumes et gâteaux en tout genre: les détenus partagent leurs recettes de cuisine sur Tiktok.
Gratins, légumes et gâteaux en tout genre: les détenus partagent leurs recettes de cuisine sur Tiktok. © Captures d'écran Tiktok

Mais l'un des créneaux les plus porteurs pour ces détenus, ce sont les recettes de cuisine, réalisées en cellule avec les moyens du bord: tacos, tajines, sautés de boeuf, tartes et gâteaux en tout genre... Sur TikTok, les comptes de certains détenus capables de faire preuve de créativité avec une simple plaque chauffante explosent.

Nasser, jeune homme de 24 ans sorti de prison il y a deux mois, a été détenu deux ans et demi à la maison d'ârret de Nanterre et un an et demi à Fleury-Mérogis. Pendant son séjour en prison, il avait pris l'habitude de partager des vidéos des plats qu'il cuisinait au quotidien.

"On m'a dit que je faisais bien à manger alors on m'a conseillé de me lancer". Il s'est alors lancé sur TikTok dans l'idée de "montrer son savoir-faire", mais aussi pour "dénoncer les conditions de détention", qu'il juge déplorables:

"Douche 3 fois par semaine, cellules pas individuelles, avec des cafards... (...) Et puis pour cuisiner en prison il faut improviser, il n'y a pas tous les ingrédients et il n'y a pas de four".

Des téléphones nombreux entre les murs de la prison

Officiellement, les téléphones portables sont bien évidemment interdits au sein des établissements pénitentiaires. Pourtant, Samy affirme qu'avoir un smartphone en prison, "c'est assez simple". "On ne va pas se mentir dans beaucoup de prisons les téléphones sont tolérés", explique-t-il. "Beaucoup dans le personnel pénitentiaire ferment un peu les yeux si on se comporte bien."

Fred, un surveillant pénitentiaire de 54 ans interrogé par BFMTV.com, confirme que trouver des smartphones en prison, "c'est monnaie courante" - même si lui dément une quelconque tolérance à cet égard. Dans la prison francilienne où il exerce, "on en chope au moins 10-15 par jour", assure-t-il. "Même des appareils dernier cri comme des iPhone 12 ou 13!"

"Ils ont tout un tas de techniques pour les faire rentrer à l'intérieur: par les parloirs, des surveillants, des projections avec éponges ou balles de tennis..."

"On doit jouer le jeu quand même", insiste Samy. "Le cacher, de ne pas le laisser dans un endroit évident... Et si on se comporte bien et qu'on a un peu de chance, on peut ne pas avoir de souci."

C'est la raison pour laquelle beaucoup de prisonniers attendent le soir pour tourner leurs vidéos ou lancer des "live" sur TikTok. Fred, dans le métier depuis huit ans, l'explique de la manière suivante: "On fait des rondes mais le soir à partir de 19 heures, ils sont un peu plus tranquilles. Il y a moins de surveillants, et on n'a plus les clés des cellules. Pour ouvrir une cellule, on est obligés d'appeler un gradé. Donc eux en profitent pour boucher les œilletons. Et en général on se dit 'bon laisse tomber on verra ça demain matin'".

"Ils sont très malins et ingénieux", poursuit le surveillant, un peu las. "Ils cachent les téléphones dans les joints du frigo, ils ouvrent leur télé pour le cacher dedans, creusent des trous, découpent les semelles de leurs chaussures..."

"Tout le monde ici sait que je fais des TikTok!"

Sur le réseau, certains ne semblent pas craindre de montrer leur visage ou de dire où ils sont incarcérés, d'autres font preuve de plus de prudence. "J'ai été un des premiers à me lancer dans ce genre de vidéos sur TikTok", affirme Ilias, condamné et incarcéré pour trafic de stupéfiants depuis 18 mois dans un établissement pénitentiaire d'Occitanie.

"Au début ça marchait super bien parce qu'à l'époque je montrais ma tête", confie le jeune homme. "Sur certaines vidéos j'avais plus d'un million de vues! Depuis j'ai dû en supprimer parce que des gens dehors ou des surveillants me reconnaissaient."

"Un jour un surveillant est venu me dire gentiment de faire attention", raconte-t-il. "Du coup maintenant j'en montre le moins possible... et forcément c'est plus dur de percer."

Même discours du côté de Samy. "Dans la prison où je suis, absolument tout le monde sait que je fais des TikTok, tout le monde est déjà tombé sur mes vidéos, même ceux qui ne me connaissent pas", se vante le TikTokeur. "Les surveillants en parlent entre eux, m'en parlent à moi. On en rigole... Le souci se pose plus au niveau des chefs et de la direction".

Les couloirs et l'extérieur de plusieurs établissements pénitentiaires français filmés par des détenus et diffusés sur Tiktok.
Les couloirs et l'extérieur de plusieurs établissements pénitentiaires français filmés par des détenus et diffusés sur Tiktok. © Captures d'écran Tiktok

À l'Administration pénitentiaire, on assure être conscient du phénomène. Contactée par BFMTV.com, l'institution affirme cependant que "lorsque des téléphones mobiles sont saisis en cellule, les personnes détenues font systématiquement l’objet de sanctions disciplinaires".

"Nous (les surveillants pénitentiaires), on a une consigne de tolérance zéro là-dessus", confirme Fred. "On a une procédure à suivre: confiscation du téléphone, on appelle la police, on remonte l'information à la direction, puis on regarde ce qu'il y a dedans". Ceux qui se font prendre "risquent systématiquement du quartier disciplinaire (l'isolement, NDLR), même si ce n'est plus aussi strict qu'avant".

Samy et Nasser ont tous deux déjà été sanctionnés - à plusieurs reprises même pour le premier - à des séjours de plusieurs semaines en quartier disciplinaire après des fouilles de cellule fructueuses ou après avoir été surpris avec un téléphone. "Je me suis déjà fait prendre", reconnaît Nasser, tout de même amusé.

"Les surveillants avaient fouillé ma cellule et ça m'a valu un passage au prétoire (une procédure disciplinaire, NDLR) et quelques jours de peine en plus, mais ça ne m'a pas empêché de continuer."

"Très compliqué à gérer" pour les surveillants

La situation fait beaucoup moins rire Fred. "C'est trés compliqué à gérer pour nous au quotidien et c'est même dangereux", souffle le surveillant, pour qui cet état de fait pose de nombreux problèmes de sécuritaires et judiciaires. Dans le cadre d'affaires en cours, "il peut y avoir des pressions, on a déjà vu ça, ça peut aller super loin". "Quand ils font de la cuisine et ce genre de choses ça va", développe-t-il.

"Mais avec un téléphone, ils peuvent potentiellement continuer leurs trafics, prendre des surveillants en photo, leurs plaques d'immatriculation, faire pression sur d'éventuelles victimes..."

Auprès de BFMTV.com, l'Administration pénitentiaire assure déployer des moyens  pour "lutter contre la poursuite d’activités criminelles" en détention, pour "améliorer la sécurité des agents et "mettre fin aux passages à l’acte violent dûs au trafic et racket de téléphones portables entre détenus". Toutefois, ce n'est pas tant TikTok qui est dans son viseur, que le problème - plus large - de l'usage des téléphones en cellule.

Pour lutter contre cela, l’administration nous explique mettre en place des "systèmes de brouillage des communications qui détectent et ou neutralisent par brouillage les communications téléphoniques qui utilisent les réseaux 2G/3G/4G, Wifi, Bluetooth, téléphone satellite, sur l’ensemble des zones d’hébergement et de circulation des détenus d’un établissement" pénitentiaire.

Toutefois, ces solutions se révèlent de fait insuffisantes, vu le nombre de publications TikTok accessibles quotidiennement. Fred évoque par exemple des brouilleurs "pas assez puissants" dans la prison où il travaille. "Donc il y a des endroits où les détenus captent, et puis c'est plus ou moins efficace selon les opérateurs (téléphoniques)..."

Pour Ilias ou Samy, il n'est de toute façon pas question d'arrêter ces vidéos sur TikTok. Désormais sorti de prison, Nasser le répète, cette fenêtre sur l'extérieur est désormais devenue trop importante pour les détenus qui l'utilisent: "Ça permet de nous évader, de penser à autre chose et surtout de rencontrer des gens alors que tout le monde vous oublie un peu quand vous êtes en prison..."

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV