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Comment le Café de la Gare a révolutionné il y a 50 ans l'humour en France

Le Café de la Gare.

Le Café de la Gare. - Le Café de la Gare

Créé en 1969 à l’initiative de Romain Bouteille et de Coluche, Le Café de la Gare a permis l’éclosion de Miou-Miou et Patrick Dewaere et a inspiré le Splendid. Retour sur l’histoire de ce théâtre qui a insufflé un vent de liberté à la scène parisienne.

Il y a cinquante ans, le 12 juin 1969, naissait à Paris Le Café de la Gare. Créé à l’initiative de Romain Bouteille et Coluche dans une fabrique de ventilateur de la rue d’Odessa, ce théâtre nouveau a révolutionné l’humour sous Georges Pompidou. D’une grande liberté de ton, la troupe composée également de Patrick Dewaere, Miou-Miou, Sotha, Henri Guybet, Jean-Michel Haas, Catherine Mitry et Gérard Lefèvre a eu une influence décisive sur la génération d’acteurs et d’humoristes qui l’a suivie, à commencer par le Splendid. 

En juin 1968, lorsque l’idée du Café de la Gare germe dans l’esprit de Romain Bouteille et Coluche, la scène parisienne se divise entre un théâtre classique beaucoup trop classique, un théâtre de boulevard souvent médiocre et des cabarets rive gauche de plus en plus démodés. Difficile, dans ce contexte, de trouver sa place lorsqu’on est comme Romain Bouteille "un libertaire consciencieux": 

"Nous, on en avait un peu marre de tout ça, des cabarets où le bonhomme était tout seul, où il n’y avait pas de troupe. C’est pour ça qu’en 1968 il devenait important pour Coluche et moi de faire un théâtre qui n’avait pas existé: un théâtre avec l’interdiction d’interdire", raconte-t-il aujourd’hui à BFMTV. "Je croyais en l’efficacité d’un groupe déhiérarchisé, avec le partage équivalent de tout bénéfice éventuel, sans apprentissage."

En cette année révolutionnaire, un modèle de théâtre correspond à cette vision du monde: le café-théâtre, inventé deux ans auparavant par le dramaturge Bernard Da Costa. Le principe est simple: des comédiens sans le sou écrivent eux-mêmes des pièces qu’ils jouent dans des bouts de salle prêtés par des patrons de bistrot. Romain Bouteille s’inscrit dans cette veine, bien que Le Café de la Gare n’ait "pas grand-chose à voir avec le café-théâtre à part pour le nom": "On est Le Café de la Gare parce qu’il y avait un café à côté! C’était pour prendre un nom totalement sans gloire parce que d’habitude c’était Théâtre du Soleil ou de la Beauté." 

"Coluche était désespéré, tout le monde s’en foutait"

Une fois un lieu trouvé à Montparnasse, il ne lui restait plus qu’à écrire un spectacle. Un véritable défi d’autant qu’ils n’étaient alors que deux à savoir jouer la comédie dans la troupe: Henri Guybet, le futur Salomon de Rabbi Jacob, et Romain Bouteille lui-même. Même Coluche était novice, se souvient Bouteille: "Il avait un petit numéro avec sa guitare où il chantait deux-trois chansons sur Saint-Just et Robespierre. Des chansons coquines. Il était désespéré parce qu’il voyait bien que tout le monde s’en foutait. Il n’avait pas le don de se faire entendre, de lancer la voix." Ensemble, ils écrivent une pièce sur mesure: 

"De cette manière, en utilisant les tics de chacun, on s’est aperçu que tout le monde pouvait jouer la comédie. C’était au début un peu naïf, un peu bizarre. Je vais vous donner un exemple avec Miou-Miou, qui n’était alors qu’une gamine. On ne lui avait pas dit qu’elle devait quitter la scène une fois ses répliques dites. Personne ne le lui avait dit parce qu’on n’avait pas le droit d’obliger quelqu’un à faire ceci ou cela. Alors elle est restée et s’est assise [sur la scène] pour regarder les autres. Comme ils l’amusaient beaucoup, elle s’est mise à hurler de rire comme quelqu’un qui est au spectacle. Et les gens ont cru que c’était du jeu! Ils ne savaient pas si elle était nulle ou si c’était une grande actrice. On s’est beaucoup basé sur ce phénomène qui fait qu’au théâtre moins il y a de règlement plus il y a de génie."
L'équipe du Café de la Gare. Patrick Dewaere est au centre. Dewaere et Miou-Miou sont à sa droite.
L'équipe du Café de la Gare. Patrick Dewaere est au centre. Dewaere et Miou-Miou sont à sa droite. © Le Café de la Gare.

Sur scène, la troupe privilégie les improvisations et l’efficacité. Si un gag ne fonctionne pas, il est retiré. Leur humour absurde, qui se permet les pires insolences, comme leurs méthodes (du vin est servi à l’entracte, les prix sont tirés au sort), séduisent le public et la presse. Le temps est à l’entraide. Des petits nouveaux aident la troupe lorsque celle-ci n’est pas au complet: Renaud fait un remplacement pendant un ou deux mois. Depardieu pendant cinq ou six mois. En 1970, la troupe vit ses premiers drames: Coluche part (et se sépare de Miou-Miou, rencontrée un an auparavant). 

"Il devenait dictatorial", explique Romain Bouteille "Il avait oublié les règles du début. Il commençait à dire qu’untel était bon, qu’un autre était à chier… C’était très embêtant, parce qu’il foutait tout le système en l’air." Victime de son succès, Le Café de la Gare doit quitter Montparnasse pour s’installer dans un autre théâtre plus grand situé 41 rue du Temple dans le Marais. La troupe laisse son ancien local à Coluche, qui y crée Le Vrai Chic Parisien: "On n’avait pas le droit de virer quelqu’un alors on lui a proposé un échange", se rappelle Bouteille. “Il y a monté trois spectacles très très bien. Introduction à l'esthétique fondamentale, ce n’était pas mal du tout." 

Louis de Funès déteste, le Splendid adore

L’aventure du Vrai Chic Parisien tourne rapidement court et Coluche se lance dans une carrière solo avec le succès que l’on connaît, bien que Romain Bouteille en soit moins amateur: "Son inspiration seule ne m’a jamais paru originale." Pendant ce temps, au Café de la Gare, le succès est toujours au rendez-vous et le théâtre est de plus en plus remarqué. En 1971, dans Le Monde, Louis de Funès évoque, étonné, ce nouvel humour politique et ce "rire de gauche" qui se manifeste "aux dépens des autres", qui "arrachent tout" et "jettent tout aux ordures sans rien reconstruire": 

"C’est normal", s’exclame Romain Bouteille. "On voulait faire quelque chose de complètement différent. On a fait un théâtre politique si on peut appeler politique ce qui est libertaire et anarchiste." Il précise: "Ce n’était que de la rigolette, comme de Funès dans ses films. Simplement, on était plus intéressant que lui. Moins drôle, mais plus intéressant, parce qu’il y avait l’innocence en plus: pas le budget d’un film, pas d’histoire d’argent, pas de moqueries à l’égard des juifs ou de la politique. On ne faisait pas de moquerie: on racontait une histoire."

Ce style touche les aspirants comédiens. C’est en découvrant en 1971 la pièce Des boulons dans mon yaourt que Thierry Lhermitte, Christian Clavier, Josiane Balasko, Gérard Jugnot, Michel Blanc et Marie-Anne Chazel décident de créer leur propre café-théâtre, le Splendid. "C’était d’une liberté absolue. Il y avait une gaieté, une créativité. Tout était permis", confirme Christian Clavier à BFMTV.com. En 1974, la troupe se lance dans le 4e arrondissement - aidée seulement moralement par Le Café de la Gare qui doit alors régler quelques affaires: ses talents commencent à être remarqués par le cinéma. 

"Ça a détruit la troupe"

Henri Guybet est contacté pour jouer dans Rabbi Jacob (1973) puis On a retrouvé la septième compagnie (1975). Miou-Miou et Patrick Dewaere, eux, forment avec Gérard Depardieu le trio des Valseuses de Bertrand Blier: "Ils continuaient à jouer chez nous après une journée complète de tournage", s’amuse Romain Bouteille. "Ils arrivaient en pleurnichant: ‘oh la la on est tombé sur une sous-merde, c’est lamentable, il ne sait pas faire de cinéma.’ C’était drôle! Ils ne s’attendaient pas à ce qu’il y ait le moindre succès à l’arrivée." Le succès, imprévu, des Valseuses, cause indirectement la mort de la troupe: "De temps en temps, un acteur comme Martin Lamotte venait remplacer l’un d’entre eux. Petit à petit, évidemment, ça a détruit la troupe." 

Rapidement, le Splendid est la nouvelle troupe en vogue. Moins subversif, moins engagé politiquement et plus boulevardier, le Splendid livre une version plus grand public du Café de la Gare. "Ils voulaient faire encore mieux que Le Café de la Gare. Sur beaucoup de points, ils y sont arrivés. Ils ont eu en particulier des acteurs brillants - plus brillants que beaucoup de chez nous. Ils étaient plus bosseurs. Nous, on répétait très peu. Ils ont lancé un style parce qu’ils avaient des choses plus écrites et mieux répétées que nous."

Modeste, Michel Blanc se contentera de dire dans Le Monde en 2013: "On a récolté les fruits du Café de la Gare, mais ce sont eux qui ont apporté le grand changement dans la façon de jouer la comédie." "Nous, on a lancé la liberté d’improviser. Eux n’improvisaient pas. Ils étaient plus rigoureux que nous. C’est pourquoi ils ont pu faire une carrière dans le cinéma”, ajoute encore Romain Bouteille. L’acteur a préféré rester hors du système et reste hermétique aux films du Splendid: "Ils n’ont pas été bons en cinéma. Il leur a manqué une connaissance, quelque chose qu’il faut faire différemment. Ils ont été populaires, mais ce n’était pas du grand art. Ce qu’ils faisaient au théâtre était beaucoup mieux. J’ai vu un ou deux films, mais je ne suis pas allé voir les autres parce qu’ils y avaient une espèce d’opportunisme."

Emporté par la vogue des cafés-théâtres, Le Café de la Gare est devenu avec le temps une véritable entreprise. Et il a dû s’acquitter de charges sociales après un procès houleux. Le théâtre a eu "une dette énorme à payer avec effet rétroactif", raconte Romain Bouteille: "Ça a été très sanglant." À l’orée des années 1990, Romain Bouteille a fini par quitter le théâtre et s’est depuis installé à Etampes où il a créé un petit théâtre, Les Grands Solistes, avec son épouse la comédienne Saïda Churchill. Cinquante ans après, malgré toutes les épreuves, Le Café de la Gare tient toujours. Sotha y travaille encore régulièrement et pour l’anniversaire du théâtre, deux pièces de l’époque, Elle voit des nains partout et Roger, Roger et Roger, ont été rejouées sur les mythiques planches du 41, rue du Temple.

Jérôme Lachasse