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Hobbits, magiciennes et chevaliers en séries: assiste-t-on à un âge d'or de la fantasy?

Henry Cavill dans "The Witcher", Milly Alcock dans "House of the Dragon" et Morfydd Clark dans "Les Anneaux de pouvoir"

Henry Cavill dans "The Witcher", Milly Alcock dans "House of the Dragon" et Morfydd Clark dans "Les Anneaux de pouvoir" - Netflix - HBO - Prime Video

Après des décennies de développement dans la littérature, le merveilleux envahit le petit écran à un rythme effréné. D'où vient cet engouement pour les sorcières, les donjons et les dragons?

Des pantoufles magiques à la place des classeurs de maths, des pommes empoisonnées pour sécher l'EPS. Netflix dégaine ce mercredi L'École du bien et du mal, long-métrage américain qui plonge le téléspectateur dans une académie enchantée. Une fiction signée Paul Feig, centrée sur un univers merveilleux, à une époque où ce genre de productions se multiplie sur les plateformes.

Cette mystérieuse école, cachée au commun des mortels, ne prépare pas ses élèves à la vie active mais à devenir des héros - ou des méchants - de contes de fées. Sophie et Agatha (Sophia Anne Caruso et Sofia Wylie), deux adolescentes ordinaires qui rêvent d'échapper à leur morne existence, se retrouvent propulsées dans ce monde fantastique. Sous la direction des professeurs Dovey et Lady Lesso (les stars hollywoodiennes Kerry Washington et Charlize Theron) elles y apprennent à devenir sorcière pour l'une, princesse pour l'autre.

À bien des égards, L'École du bien et du mal répond aux codes de la fantasy, telle que la décrit la spécialiste Anne Besson:

"C'est un genre qui met en scène des mondes secondaires, où un merveilleux magique est actif", expose à BFMTV.com cette maître de conférence à l'université d'Artois, autrice du 'Dictionnaire de la Fantasy'. "La plupart du temps, le cadre va être d’inspiration néo-médiévale, ou plus largement inspiré par un passé pré-technologique. La technologie y est remplacée par la magie."

Parmi les exemples contemporains, les sagas du Seigneur des Anneaux ou de Harry Potter font figure de référence, autant dans leurs versions littéraires que dans leurs adaptations cinématographiques. Mais le nombre d'œuvres qui s'inscrivent dans ce domaine est incalculable et, ces dernières années, le genre est devenu omniprésent sur nos petits écrans.

L'effet "Game of Thrones"

Tous les canaux sont investis: depuis 2019, les téléspectateurs ont eu droit aux séries The Witcher, Shadow & Bone, Winx et The Sandman sur Netflix, Prime Video a récemment dévoilé La Roue du Temps et Les Anneaux de pouvoir, la chaîne américaine HBO passionne la critique avec House of the Dragon ou His Dark Materials... Même Disney+, qui jusqu'à présent misait essentiellement sur ses franchises Marvel et Star Wars, a succombé à la tendance: la plateforme a récemment lancé Le Tournoi d'Everrealm, jeu télé qui plonge "huit adolescents dans un monde de fantaisie immersif", et exhumé le film culte de 1988, Willow, pour en tirer une série.

"Il y a clairement un élan", estime Anne Besson. "Il y a encore cinq ans, le genre n'existait quasiment pas sous forme de série télévisée. Outre quelques œuvres facilement kitsch - comme 'Xéna la guerrière' -, ça restait très limité. Et depuis 'Game of Thrones', c'est une explosion."

Le succès du feuilleton de pure fantasy, où des chevaliers côtoyaient des dragons sur des continents imaginaires, avait effectivement de quoi faire des émules. En huit saisons diffusées de 2011 à 2019 sur HBO - chaîne à l'image intello, réputée pour la qualité de ses séries - Game of Thrones s'est imposée comme un phénomène culturel mondial: chaque lancement d'une nouvelle saison prenait la dimension d'un événement planétaire, la dernière a rapporté à elle seule 285 millions de dollars, et la série détient à ce jour le record de statuettes remportées aux Emmy Awards.

Des princesses, des dragons et des royaumes en guerre: l'univers de "Game of Thrones"
Des princesses, des dragons et des royaumes en guerre: l'univers de "Game of Thrones" © Capture d'écran YouTube - GameofThrones

Ce triomphe a mis un coup de projecteur sur un genre longtemps réservé à un public d'initiés, qui souffrait sans doute d'une image un peu dénigrée. Pour Séverine Barthes, maître de conférence à l'université Paris III et spécialiste des séries, le "sceau de qualité HBO" a fait de la fantasy un "produit culturellement acceptable":

"Il y avait déjà eu une étape avec la trilogie du 'Seigneur des Anneaux' (réalisée par Peter Jackson entre 2001 et 2003 d'après les livres de J.R.R. Tolkien, NDLR), mais les détracteurs pouvaient encore la cataloguer comme un blockbuster, la délégitimer culturellement. 'Game of Thrones' et HBO ont décomplexé une partie du public, qui s’est soudain autorisée à regarder ce type de programme."

Payer plus pour gagner plus

L'arrivée de Game of Thrones et des autres programmes du genre n'est peut-être pas le fruit d'un heureux hasard. Anne Besson y voit au contraire l'ébullition d'une tendance qui chauffe depuis 40 ans: "Tous les décideurs de Hollywood ont grandi dans les années 1970 et 1980. C'était l'époque de la première phase de grand développement de la fantasy de niche, avec Donjons et Dragons, les premiers jeux vidéo... Aujourd'hui aux commandes, les grands acteurs du divertissement se reconnaissent dans cette culture et ont à cœur de la développer."

Ces décideurs savent aussi qu'ils ont trouvé un filon à bas risque. Car chacun de ces programmes est adapté d'une saga littéraire, d'un dessin-animé, d'une BD ou d'un jeu vidéo à succès. Ainsi, toutes les séries de fantasy qui se multiplient aujourd'hui ont des fans avant même de sortir et s'assurent un bel écho médiatique. "C'est une stratégie aussi vieille que les industries culturelles", expose pour BFMTV.com Marianne Lumeau, maître de conférence à l'Université de Rennes I et spécialiste de l'économie des plateformes.

"Personne ne sait à l'avance ce qui remportera du succès. En produisant l'adaptation d'un livre ou la suite d'un film qui aura bien marché, on limite les risques. Ces séries sont très chères à produire, mais la probabilité qu'elles rencontrent le succès est bien plus élevée que pour un bien qui sortirait de nulle part."

La diffusion des deux feuilletons-événements de cette rentrée 2022 en témoignent. Pour Les Anneaux de Pouvoirs, tirée du Seigneur des Anneaux, Prime Video n'a pas hésité à dégager un budget de 715 millions de dollars. House of the Dragon, série ultra-attendue car dérivée de Game of Thrones, a bénéficié de près de 20 millions par épisode. Et toutes les deux signent des records d'audience chez leurs diffuseurs respectifs depuis leur lancement.

"Prequels, sequels, spin-offs"

Ces deux programmes illustrent aussi un autre grand attrait de la fantasy, version séries: développer des univers riches en intrigues, en personnages et en mythologie... et déclinables à l'envi. Tout comme Disney+ le fait avec ses franchises Star Wars ou Marvel, qui génèrent constamment de nouveaux feuilletons:

"Le format série se prête à l'exploration de ces mondes pendant de longues heures, d’épisode en épisode, mais aussi à leur déploiement dans des séries dérivées", analyse Louis Wiart, professeur à l'Université libre de Bruxelles et spécialiste des plateformes numériques.

"Prequels, sequels, spin-offs... On va pouvoir initier un important volume d’heures, ce qui répond aux attentes des plateformes. Dans le cadre d’une économie de l’attention, elles cherchent des contenus capables de retenir des abonnés dans la durée."

La stratégie a déjà fait ses preuves sur grand écran: le onzième long-métrage tiré de l'univers de Harry Potter, intitulé Les Animaux fantastiques: les secrets de Dumbledore, est sorti au cinéma en avril dernier. Soit 25 ans après la publication du premier roman de la saga littéraire.

HBO préparerait ainsi pas moins de quatre nouveaux feuilletons dérivés de Game of Thrones. Une tactique qui augmente les chances de fidéliser les fans. Et surtout d'appâter les plus jeunes, nerfs de la guerre télévisuelle: "Le public vieillit, et il faut le renouveler", analyse Séverine Barthes. "Or, la génération actuelle de jeunes téléspectateurs a grandi avec une littérature jeunesse qui développe la fantasy depuis plus longtemps que la télévision. Devenus adultes, ils intéressent les plateformes."

Une forme d'évasion

La spécialiste évoque également la révolution technologique et la baisse des coûts des effets spéciaux, qui permettent de porter à l'écran des univers impossibles à représenter il y a encore trente ans. Mais elle n'écarte pas la possibilité d'une tentative de fuite face à un climat mondial toujours plus anxiogène. Car force est de constater que ce merveilleux télévisuel se développe au même rythme que les incertitudes bien réelles; quand les héros du petit écran se battent à coups d'épées et cohabitent avec des créatures magiques, leurs fans font face au pandémies, à la menace écologique, aux inégalités sociales qui se creusent et à l'apparition de nouveaux conflits:

"L'hypothèse s'est révélée juste à d'autres époques: le merveilleux arthurien, lui aussi, s'est développé à une période culturellement et socialement difficile. Après la Seconde Guerre mondiale, la science-fiction a totalement assumé la peur de l'apocalypse nucléaire. Ce type de fiction a souvent apporté une catharsis aux peurs réelles liées au contexte culturel, historique, social."

"La fantasy est indéniablement une forme d'évasion, de résistance", abonde Anne Besson. Elle va avec un désir d'imaginer d'autres choses."

De là à prédire un avenir radieux pour les fictions du genre, fait de dizaines de nouveaux personnages qui arpenteront les collines du Mordor où les vallées de Westeros, l'universitaire préfère rester prudente: "Le but est de produire des franchises, mais ces séries peuvent très bien subir une série d'échecs. Rien n'est pour l'instant stabilisé. Dans quelle mesure ça va fonctionner, et dans quelle mesure ça va susciter un phénomène de lassitude? Ça reste à voir."

https://twitter.com/b_pierret Benjamin Pierret Journaliste culture et people BFMTV