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Science-fiction: cinq BD à lire qui renouvellent le genre

"Mulatako" de Reine Dibussi, une ambitieuse saga de SF inspirée par la mythologie camerounaise

"Mulatako" de Reine Dibussi, une ambitieuse saga de SF inspirée par la mythologie camerounaise - Afiri Studio

Plusieurs auteurs et autrices, originaires de France, du Cameroun et du Japon, dévoilent des œuvres aux traitements graphiques et aux thèmes surprenants et inédits, qui témoignent de la vitalité du genre.

Genre maître de la bande dessinée, la science-fiction se renouvelle sans cesse. La preuve avec plusieurs nouveautés qui paraissent ce mois-ci. En attendant la parution, en février, de la suite d'Alt-Life, très réussie BD de Thomas Cadène et Joseph Falzon sur la réalité virtuelle, plusieurs auteurs et autrices dévoilent en janvier des œuvres originales de SF au traitement graphique et aux thèmes inédits dans la BD classique et occidentale.

Le Long des Ruines, de la SF minimaliste

Auteur français de 32 ans et remarqué en 2017 avec sa BD de SF minimaliste Crépuscule, Jérémy Perrodeau récidive cette année avec Le Long des Ruines, récit d'une déambulation dans l'esprit d'une femme plongée dans le coma. Influencé par Stalker de Tarkovski et le jeu vidéo The Last of Us, le dessinateur surprend avec un style graphique à rebours des standards d'un genre profondément marqué par le trait protéiforme et généreux de Jean "Mœbius" Giraud (1938-2012):

"C’est difficile, quand on fait de la SF, d’écarter le sujet Mœbius et de ne pas l’avoir comme référence", concède le dessinateur, qui fait partie avec le britannique Tom Gauld des rares aujourd'hui à pratiquer une SF minimaliste: "Cela m’intéresse de m’inscrire dans des récits de genre sans forcément correspondre à ce qu’on attend en termes de forme pour ce genre de récit. Il y a de la place pour toutes les formes. Pendant longtemps, il y a eu cette idée qu’un trait minimal ne pouvait être rattaché qu'à un seul genre comme l’autofiction. Ça évolue aujourd’hui."
"Le Long des ruines" de Jérémy Perrodeau
"Le Long des ruines" de Jérémy Perrodeau © 2024

Ce style est aussi une manière pour lui de ne pas étouffer l'imaginaire du lecteur, et de lui permettre de s'emparer de son univers pour nourrir ses propres rêveries: "J’aime bien créer un récit où je vais pouvoir laisser des choses volontairement en suspens pour que le lecteur puisse se faire sa propre idée et son propre ressenti. Chaque lecteur peut ainsi avoir sa lecture, son interprétation. Il y a autant de récits que de lecteurs", explique-t-il.

Plus adepte de rétro-futurisme que de futurisme, Jérémy Perrodeau aime brouiller les pistes et mélanger les époques. La SF est sa langue maternelle. Impossible pour lui d'imaginer une histoire qui ne se situerait pas dans un univers irréel: "Je suis intéressé par les récits de l’imaginaire. J’ai dû mal à m’ancrer dans un réel. J’aime dans le dessin être dans une interprétation de la réalité, ne pas simplement retranscrire un objet ou un environnement. Quelles que soient les histoires que je développe, je me dirige toujours vers quelque chose de purement fictionnel qui va chercher des formes éloignées de la réalité."

Le Long des ruines, Jérémy Perrodeau, éditions 2024, 224 pages, 28 euros.

Mulatako, de la SF aux inspirations mythologiques

Autrice camerounaise de 34 ans, Reine Dibussi développe un univers de SF très chaleureux, aussi bien inspirée par la scénariste Rebecca Sugar (Steven Universe) que par la romancière de SF Nnedi Okorafor, connue pour "son exploration novatrice des cultures précoloniales nigérianes", et Alain Bidard, réalisateur de Battledream Chronicle, film de SF sous influence des cultures afro-caribéennes.

Avec Mulatako, série en quatre tomes dont le deuxième paraît fin janvier, Reine Dibussi mêle SF et mythologie camerounaise. Une histoire commencée à l’adolescence qu'elle développe désormais avec la complicité de la scénariste Carine Bahanag en puisant dans les croyances précoloniales africaines et camerounaises, raconte-t-elle:

"L’un des mythes les plus connus au Cameroun (mais pas seulement) est celui de Mami-Wata [divinité aquatique en Afrique de l'Ouest, NDLR]. Je l’ai retrouvé dans la région de mon père et les témoignages que je recueillais me poussaient à m’interroger sur le rapport de peur et de crainte qu’on a au Cameroun et plus globalement en Afrique par rapport à ce mythe. J’ai recueilli ces témoignages et de nombreuses lectures, et notamment une, qui m’a permis d’en apprendre plus sur le culte des esprits de l’eau, les 'Miengu' [nom des Mami-Wata chez le peuple Sawa du Cameroun, NDLR]."
La BD "Mulatako" de Reine Dubissi et Carine Bahanag
La BD "Mulatako" de Reine Dubissi et Carine Bahanag © Afri Studio

Grâce à ces recherches, elle réécrit son récit, modifie quelques personnages et "créé un univers qui s’éloigne du mythe tel qu’il était raconté pour proposer une interprétation et un propos": "C’est ainsi qu’est née Jéméa, une jeune esprit de l’eau de 10 ans, qui entre en école d’initiation des Miengu et qui s’oppose avec ses amis et sa famille à la terrible décision des Chefs de son Monde, d’exterminer son école."

Reine Dibussi situe son action dans le Ndimsi, monde des esprits dans le culte des esprits de l’eau. Un monde respectueux de l’environnement, lumineux et coloré, malgré sa localisation au fond des océans: "C’est un lieu vivant, où la nature a sa place et où les machines sont inspirées d’animaux. D’ailleurs, pour la faune, bien que j’aie pris quelques libertés en dessinant des animaux fantaisistes, j’ai également fait des recherches sur la faune maritime camerounaise."

Mulatako appartient à l'afro-futurisme, "genre qui s’inspire des cultures africaines et afrodescendantes et dont les récits se situent dans le futur": "Comme toute œuvre futuriste, il s’agit de donner un regard sur nos sociétés telles qu’on se les projette dans le futur, mais lorsqu’on le recoupe aux identités africaines et afrodescendantes, il s’agit de donner des avis sur ces cultures en particulier."

Selon elle, la SF doit endosser un rôle bien précis, celui de "préparer les humains à leur bref passage sur Terre" et de "les amener à se remettre en question": "elle sert à nous resituer dans un univers qui nous dépasse tout en proposant des solutions de manière à nous donner de l’espoir dans le futur. Je trouve que la science-fiction nous rend humble", détaille l'autrice, qui privilégie dans ses récits une vision positive, mais jamais naïve.

Mulatako, Reine Dibussi et Carine Bahanag, Afiri Studio, 2 tomes, entre 12 et 16 euros.

La revanche des autrices de mangas

L'éditeur Akata publie trois titres, signés par trois autrices, qui témoignent une fois de plus du dynamisme de la SF au Japon: Nos temps contraires - Je ne te laisserai pas mourir de Gin Toriko, Le Siège des exilées d'Akane Torikai (sortie le 11 février) et Wombs de Yumiko Shirai (sortie prévue le 11 mars).

Si les créatrices de mangas occupent depuis plusieurs décennies une place importante dans ce genre, celles-ci sont rarement traduites en France. "En les publiant, on essaie de proposer des œuvres qui ont beaucoup de choses à raconter sur nos humanités", commente Bruno Pham, leur éditeur français, avant d’ajouter: "Pouvoir proposer ces œuvres et leur donner la visibilité qu’elles méritent, c’est un défi."

Avec Le Siège des exilées, dystopie matriarcale où les hommes ont pratiquement disparu et sont réduits à un rôle de reproducteur, Akane Torikai, plutôt habituée des récits de vie contemporains à dimension sociale, se lance dans un "défi personnel" en réalisant son premier récit de SF. Avec Nos temps contraires, sur les derniers survivants de l’humanité terrestre réfugiés dans l’espace, Gin Toriko s’inscrit de son côté à mi-chemin entre la tradition de la SF américaine des années 1950 et le "shōjo de l’imaginaire", ces mangas destinés à un public d’adolescentes.

Trois mangas de SF par des autrices
Trois mangas de SF par des autrices © Akata

Avec Wombs, Yumiko Shirai s’impose comme la référence du moment en SF. "C’est clairement son domaine de prédilection”, note Bruno Pham. "Pour preuve, Wombs a reçu en 2016 le Grand Prix Japonais de la Science-fiction. C’est la troisième fois seulement qu’un manga recevait ce prix, et avant elle, il n’y avait eu que Katsuhiro Otomo [l'auteur de Akira, NDLR] et Moto Hagio [la reine du shōjo, NDLR]!" Ce manga raconte l’histoire d’une unité d’élite féminine, capable de se téléporter et dont l’utérus a été implanté par des fœtus parasites. "Pour Wombs, même si c’est un peu vrai pour les deux oeuvres précédentes, on peut affirmer sans aucun doute qu’aucun homme (cis) n’aurait pu dessiner ce manga", ajoute l’éditeur.

Chacun de ces titres propose une vision non ethnocentrée, très différente de ce qu’on peut lire dans les œuvres de SF disponibles dans la culture occidentale. Ces trois œuvres abordent également la notion de la liberté individuelle: "L’individu passe-t-il avant le bien-être commun et celui de la société? Doit-on s’oublier soi-même pour les autres, pour privilégier le groupe et sa survie?"

Autre sujet évoqué, la question de la natalité, un enjeu de société majeur au Japon, complète Bruno Pham: "Dans ces trois œuvres, les naissances, la procréation en elle-même, devient un enjeu crucial (politique, social ou militaire) pour la survie de l’humanité. Le Japon est un pays où le taux de natalité est en baisse depuis plusieurs années. Par conséquent, je suppose qu’il est assez logique que cette thématique arrive dans ces récits."

Si ces trois œuvres se déroulent dans des univers où le monde tel qu'on le connaît n'existe plus, elles ne sont pas pour autant pessimistes: "Elles expriment des inquiétudes sur la manière dont le monde écrase et étouffe les individus. Malgré leurs thématiques, malgré les mondes qu’elles décrivent, il me semble qu’elles véhiculent quand même une lueur d’espoir, notamment en invitant les individus à se prendre en main. Par ailleurs, Wombs est, de mon point de vue, profondément antimilitariste."

Nos temps contraires - Je ne te laisserai pas mourir de Gin Toriko (2 tomes disponibles, 6,99 euros), Le Siège des exilées d'Akane Torikai (sortie le 11 février, 2 tomes, 8,75 euros) et Wombs de Yumiko Shirai (sortie prévue le 11 mars, 1 tome disponible, 8,05 euros).

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV