BFMTV
Musique
Interview

Tears For Fears, de retour après 17 ans d'absence: "Aucun sentiment n'est meilleur que celui-là"

Curt Smith et Roland Orzabal, les Tears For Fears

Curt Smith et Roland Orzabal, les Tears For Fears - Frank Ockenfels

Curt Smith, moitié du duo britannique, s'est confié à BFMTV.com à l'occasion de la sortie de leur nouvel album "The Tipping Point".

Peu d'artistes peuvent se payer le luxe de déserter les ondes pendant 17 ans. Roland Orzabal et Curt Smith font partie des rares élus: les chanteurs britanniques du duo Tears For fears reviennent ce vendredi avec The Tipping Point, un septième album studio, près de deux décennies après la sortie du précédent.

La pression du temps n'est sans doute pas la même lorsqu'on compte parmi les musiciens qui ont défini la pop des années 1980. Leurs tubes Sowing The Seeds of Love ou Everybody Wants to Rule The World ont traversé les générations avec l'aisance des grands classiques. Leurs trois premiers albums - The Hurting, Songs From The Big Chair et The Seeds of Love, publiés entre 1983 et 1989 - se sont écoulés à 30 millions d'exemplaires, selon le Guardian. Avant que les deux chanteurs n'enchaînent séparations et retrouvailles et se fassent de plus en plus discrets avec l'arrivée du XXIe siècle.

Avec The Tipping Point, les deux garçons de Bath (sud de l'Angleterre) restent fidèles à leur amour des synthés. Mais leur goût des orchestrations riches côtoie une sensibilité plus acoustique, parfois surprenante. Leurs mots évoquent entre les lignes les secousses politiques et sanitaires qui ont agité le monde occidental ces dernières années, et les mêlent à leurs combats personnels. Le morceau qui donne son titre à l'album, dévoilé comme premier single à l'automne dernier, raconte l'impuissance de Roland Orzabal face à la maladie de son épouse Caroline, emportée en 2017.

À l'approche de leur retour, les deux chanteurs ont accordé une interview à BFMTV.com. À cause d'un empêchement de Roland Orzabal, c'est Curt Smith qui a répondu seul à nos questions, depuis la maison de Los Angeles qu'il habite avec sa famille. Pendant une demi-heure, le musicien de 60 ans nous a aidés à combler les vides: ceux des années d'absence et des messages cachés de ce nouvel opus, évoquant tour à tour la pandémie, la présidence de Trump, le mouvement Black Lives Matter ou la "masculinité toxique". Rencontre avec un chanteur vraiment pas boomer.

Comment l'idée d'un nouvel album a-t-elle pris forme, 17 ans après le précédent?

C'est arrivé graduellement. Nous avons tourné tous les ans depuis la sortie du dernier, il y a 17 ans, tout en élevant nos enfants. Les concerts nous satisfaisaient mais nous étions arrivés au point où nous avions fait le tour, il y a sept ou huit ans. Vous pouvez changer le décor du show, essayer différentes versions de chansons, mais le nombre de titres que vous avez n'en est pas moins limité. Alors nous avons commencé à parler de faire un nouvel album avec notre management, ou au moins d'enregistrer de nouvelles chansons. L'objectif était de rafraîchir nos lives.

Comment vous êtes-vous remis à écrire?

Après de nombreuses discussions, nous avons décidé de travailler avec des compositeurs modernes, pour voir si nous pouvions mettre sur pied un hit d'aujourd'hui - si tant est qu'une telle chose existe. Et cette partie du processus a duré plusieurs années, parce qu'en même temps nous partions en tournée et nous avions nos vies de famille. Nous avons adopté une approche très speed-dating de la composition.

À la fin, nous nous sommes retrouvés avec 15 chansons dont la majorité ne nous représentaient pas. Elles ressemblaient à 15 tentatives d'écriture d'un tube moderne, toutes très similaires, toutes manquant de profondeur…

L'album tel qu'il était à ce moment-là ne se déroulait pas comme un album, il n'avait pas les périodes de calme, tout était sur la même fréquence. Nous n'étions pas satisfaits et nous l'avons abandonné.

Comment êtes-vous sortis de cette impasse?

Début 2020, nous avons tous les deux convenu que nous voulions terminer le projet. Roland et moi nous sommes retrouvés dans mon salon, ici à Los Angeles, avec deux guitares acoustiques et nous avons écrit No Small Thing qui est devenue la première piste de l'album. Nous nous sommes dit "il y a une direction, on tient quelque chose", et nous avons réalisé que c'était ce qui nous manquait.

Nous avons gardé cinq chansons du projet d'origine qui valaient le coup d'être complétées et avons commencé à écrire l'autre moitié de l'album. Étrangement, une fois que No Small Thing était arrivée, le processus d'écriture et d'enregistrement nous a pris six mois en tout.

C'est fascinant de constater qu'à partir du moment où vous savez ce que vous faites, ce n'est pas si difficile. Le tout, c'est de trouver la direction que vous souhaitez suivre.

Vous dites que No Small Thing est la chanson qui vous a permis de trouver la tonalité du disque: c'est surprenant, car avec son démarrage acoustique, presque country, c'est sans doute la piste qui s'éloigne le plus de ce que vous avez produit auparavant...

D'une étrange manière, cette chanson est un tout-en-un. Après avoir créé le projet d'origine qui était entièrement sur la même fréquence, nous avions cette chanson qui ne fait qu'aller crescendo. Elle avait une dynamique, et nous avons cherché à donner à l'album ce genre de flow où vous pouvez avoir des chansons entraînantes qui vous sautent au visage et d'autres qui sont très réfléchies, qui vous permettent de reprendre votre souffle. Plutôt que de nous entendre vous crier dessus pendant 45 minutes – ce qu'était, en gros, le projet d'origine (rires).

Vous dites avoir commencé à écrire avec des "compositeurs modernes": l'idée était-elle de s'inspirer de ce qui se fait actuellement sur la scène pop, ou vouliez-vous rester fidèles à ce que vous avez fait?

Jusqu'à ce que nous trouvions ce que nous voulons faire, jusqu'à ce que nous le sentions tous les deux, nous ne savons pas à quoi un projet va ressembler. Je pense qu'il vaut mieux laisser la musique vous influencer inconsciemment. J'écoute des musiques récentes, d'autres moins, ce qui va forcément laisser sa marque à un moment. Mais si vous tentez consciemment de vous inscrire dans un monde moderne, vous êtes sur le mauvais chemin. Il faut chercher quelque chose musicalement, pas dans la tête. C'est ce que nous avons fait.

L'aspect mélancolique est très présent dans certaines chansons, notamment Rivers of Mercy, qui sonne comme une supplication pour obtenir la sérénité…

Entre le moment où nous avons commencé à écrire et le moment où nous avons recommencé à enregistrer, en 2020, il s'était passé tellement de choses.

Une pandémie avait démarré. Le mouvement #MeToo, le mouvement Black Lives Matter, la montée de la droite partout dans le monde… une tentative de coup d'État aux États-Unis, pour l'amour du ciel!

La matière à réflexion était si profonde au moment où nous nous y sommes remis que nous avions beaucoup de choses sur lesquelles écrire. Je pense que c'était l'autre problème avec la version d'origine: non seulement toutes les chansons étaient sur une seule fréquence en terme d'enregistrement, mais les sujets abordés étaient beaucoup plus superficiels.

The Tipping Point a-t-il une dimension politique? Y a-t-il un message sociétal que vous souhaitiez véhiculer?

Je pense que oui. Mais comme à notre habitude, nous ne l'avons pas rendu trop évident dans le disque. Rivers of Mercy parle de recherche de la sérénité, mais plus spécifiquement une recherche de sérénité à une période où il n'y en a aucune. Le bruit que l'on entend au début de la chanson, il vient des émeutes en marge des manifestations du mouvement Black Lives Matter.

Le titre Please Be Happy parle de l'épouse de Roland, qui était mourante à l'époque. Break The Man, qui semble être une chanson sur une femme forte, parle surtout de mon mépris pour le patriarcat. Ce qui était une conséquence de quatre années de masculinité toxique aux États-Unis avec Donald Trump. Et de l'envie de voir plus de femmes diriger, parce qu'elles ont tendance à être plus empathiques. Les messages sont là, si on tend l'oreille.

Revenir après 17 ans, est-ce que ça fait peur?

Je crois que nous sommes arrivés au stade où la seule chose qui importe, c'est si nous avons le sentiment d'être prêts ou pas. Pour le reste, personne ne sait comment le public va recevoir la musique.

À la fin de la création de cet album, nous l'avons écouté après avoir choisi l'ordre des chansons et nous nous sommes dit "ouais, c'est vraiment super". Et là, nous avions terminé. Mon travail était fait. Tout ce que je sais c'est que je suis très satisfait, et aucun sentiment n'est meilleur que celui-là.

L'écho de votre musique a traversé les générations; comment l'expliquez-vous?

Lorsque nous donnons des concerts, c'est merveilleux de constater que l'âge de notre public va de 16 à 60 ans. Je pense que ça tient à plusieurs choses: les nouveaux artistes, qui nous samplent ou font des reprises de nos morceaux, mais aussi le streaming.

Pour tous les aspects négatifs du streaming, le principal étant que les artistes ne sont pas raisonnablement payés du tout, l'avantage est que les gens découvrent votre musique très facilement.

Si vous écoutez Kanye West qui nous sample (sur le morceau Coldest Winter, sample de Memories Fade de Tears for Fears, ndlr), la plateforme va vous suggérer Tears For Fears. Même chose si vous écoutez Lorde, qui a repris Everybody Wants To Rule The World pour la BO de Hunger Games. Et encore si vous écoutez des artistes qui nous citent comme influence. Une audience plus jeune nous découvre, et c'est génial.

https://twitter.com/b_pierret Benjamin Pierret Journaliste culture et people BFMTV