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Mort du dessinateur argentin Quino, le créateur de "Mafalda"

Le dessinateur Quino, le créateur de Mafalda

Le dessinateur Quino, le créateur de Mafalda - Miguel Riopa - AFP

Le maître de l'humour argentin a marqué des générations avec sa petite héroïne effrontée, dont il a dessiné les aventures entre 1964 et 1973. Il vient de s'éteindre à l'âge de 88 ans.

Un grand nom de la bande dessinée est mort. Quino s'est éteint à l'âge de 88 ans, annonce son éditeur Daniel Divinsky ce mercredi sur Twitter. Ce maître de l'humour a marqué des générations entières avec sa petite héroïne effrontée Mafalda, dont il a dessiné les aventures entre 1964 et 1973.

Auteur d'une grande finesse graphique à l'humour corrosif, doté d'un regard acéré sur l’actualité de son temps, il dénonçait dans ses histoires la bêtise de la nature humaine et l'égoïsme. Quino partageait son anniversaire avec un autre génie intemporel du dessin, Sempé. Les deux hommes s'étaient rencontrés en 1968 et Quino le considérait comme son "frère d'encre" et un "résistant de l’humour absurde". Il a été une des influences majeures des auteurs de BD français, comme Boulet, Terreur Graphique ou encore Pénelope Bagieu, qui lui ont rendu hommage sur les réseaux sociaux.

"Quelle tristesse, la mort de Quino, un de mes dessinateurs préférés de tous les temps. Merci à lui d’avoir entre autres crée la meilleure petite fille de la BD, Mafalda", a ainsi écrit sur Twitter Pénélope Bagieu.

Né en 1932 à Mendoza (Argentine), Quino grandit dans une famille de républicains espagnols émigrés en Argentine. Sa grand-mère, une des figures du Parti communiste espagnol (PCE), lui permet de cultiver dès le plus jeune âge un esprit contestataire. Tout au long de sa carrière, et bien après la publication de Mafalda, il fera de la dénonciation de la guerre, de la dictature et de la corruption une des thématiques centrales de son travail. Son engagement passionné s'était cependant usé au fil des années, laissant apparaître beaucoup d'amertume dans ses dernières interviews. En 2014, il se définissait dans les colonnes du Monde comme "un pessimiste qui a, malgré tout, l'illusion que son travail peut faire changer les choses."

Mafalda, une œuvre intemporelle

De son vrai nom Joaquín Salvador Lavado Tejón, il avait choisi le surnom de Quino dans sa tendre enfance pour se distinguer de son oncle Joaquín Téjón, graphiste à qui il attribue sa vocation. Surdoué du dessin, il entre aux Beaux-Arts à 13 ans, avant de claquer la porte, lassé par des consignes qui contraignent sa créativité. Il publie à partir de 1950 de nombreuses histoires dans des magazines argentins, avant de créer en 1964 ce qui reste sa création la plus célèbre: Mafalda. Son héroïne naît en 1964 dans les pages de l'hebdomadaire argentin Primera. Tout commence avec une commande publicitaire pour une ligne de produits électroménagers, avait-il raconté à Télérama en 2014:

"J'ai dessiné douze histoires mettant en scène une famille moyenne, un couple avec enfants. Mais les journaux les ont refusées, car l'objectif publicitaire de la marque était trop évident… J'ai rangé tout ça dans un tiroir, jusqu'au jour où un ami m'a proposé de collaborer au magazine Primera Plana. J'ai modifié ce que j'avais fait, j'ai appelé la petite fille de la famille Mafalda. J'ai démarré cette histoire sans la moindre idée directrice. Comme je n’étais plus obligé de vanter les vertus d’un aspirateur, j’ai rendu Mafalda bougonne, revêche. Ce fut une revanche immédiate! Nous étions alors en 1963, je ne me doutais pas que j'allais dessiner cette petite fille pendant dix ans encore…"

Issue de la classe moyenne argentine, Mafalda est un personnage iconoclaste, qui développe malgré son jeune âge une vision très contestataire du monde. Quino dit s'être inspiré des Peanuts de Charles M. Schulz.

Mafalda aborde des sujets graves et s'indigne face à l'évolution du monde et des relations internationales. Elle dénonce la corruption, la guerre et les inégalités entre les pauvres et les riches. Elle prend aussi partie pour la défense de l'environnement et dénonce le sexisme de la société. Autant de sujets qui cinquante ans après restent toujours aussi pertinents. Ce comic strip en noir et blanc rencontre un succès considérable dans les années soixante - succès qui ne s'est jamais interrompu depuis:

"Cela me surprend de voir que mes dessins réalisés il y a 40 ou 50 ans correspondent à des problématiques contemporaines. Ainsi, l'an dernier, des épisodes de Mafalda sont sortis en Italie, déclinés par thème, politique, économie... Et c'était incroyable comme des dessins semblaient faire directement référence à la campagne de Berlusconi!", avait indiqué Quino à l’AFP, en 2014.

Interrogé sur le succès de sa petite héroïne, Quino voyait en elle l'étincelle qui pouvait insuffler l'espoir à un monde déprimé et déprimant: "Je n'avais [au début] aucune idée de ce qu'était Mafalda! Je comprends néanmoins qu'elle représente pour ses lecteurs une aspiration à un monde meilleur. Ses idées et commentaires étaient – et continuent à être, je crois – le miroir des inquiétudes sociales et politiques du monde", avait-il analysé dans les pages de Télérama.

De l'exil forcé au triomphe de la démocratie

Mafalda est que l'unique série de Quino, "une parenthèse dans mes soixante années de carrière", dira-t-il. Il arrête de la dessiner en 1973, fatigué par l'exercice répétitif du strip et persuadé d'avoir épuisé le sujet. Il se consacre au dessin d'humour, entre politique et poésie. "Quand j'ai arrêté [Mafalda], on m'a traité d'assassin!", se souviendra-t-il dans Le Monde en 2004. Il n'a jamais eu de remords d'avoir arrêté une série tant aimée: "Pour moi, c'est une époque disparue", jugera-t-il. Née dans l'effervescence des années 1960, à une époque où la société est persuadée de voir triompher des idées progressistes, la série se termine dans les années 1970, en pleine désillusion face au triomphe du système et l'émergence de dictatures en Amérique du Sud.

En 1976, Quino s'exile ainsi avec son épouse Alicia en Italie puis en Espagne après le coup d'état militaire en Argentine. Une période difficile pour le dessinateur, qui voit malgré tout à distance son héroïne donner de l'espoir avec ses strips contestataires, qui échappent à la censure de la junte militaire. Il retourne en Argentine après quatre ans d'absence. L'ambiance a changé. Des dizaines de journalistes sont portés disparus. Quino se remet aux dessins d'humour, mais leur dimension politique dérange. Dans d'autres pays d'Amérique du Sud, comme le Chili, la Bolivie et le Brésil, Mafalda, jugée révolutionnaire, est interdite. Sous Franco, en Espagne, Mafalda est réservée aux adultes.

Edité dans le monde entier grâce à Mafalda, Quino vit un peu comme une malédiction le succès de cette œuvre, qui cache le reste de son travail. Il refuse de la dessiner dans des publicités, ainsi que toutes les propositions d'adaptation au cinéma et au théâtre. Il accepte seulement la mise en chantier d'une version en dessin animé, dont la sortie en 1984 coïncide avec le retour de la démocratie en Argentine. Son succès est considérable, et fait de Quino une figure publique majeure dans le pays: "Dans le cône Sud, je suis une sorte de phénomène ; j'appartiens un peu à tout le monde, donc je réponds. Si je ne parle pas à la radio, on m'en veut. Mais si je parle trop, on me reproche de faire de l'humour en abordant des sujets tragiques. Il faut toujours savoir être en équilibre", avait-il glissé au Monde en 2004.

En 2018, le vieux dessinateur, toujours vif sur les débats de société, s'était opposé vivement à l'utilisation de Mafalda par des militants anti-avortement en Argentine. Mafalda ne vivait plus d'aventures de papier, mais Quino, lui, continuait ses combats.

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV