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"Le Téléphone sonne toujours deux fois", le premier film oublié des Inconnus

Didier Bourdon, Bernard Campan et Pascal Légitimus dans "Le Téléphone toujours deux fois"

Didier Bourdon, Bernard Campan et Pascal Légitimus dans "Le Téléphone toujours deux fois" - StudioCanal

Dans les coulisses des comédies françaises (8/12) - Cet été, BFMTV vous dévoile les secrets de films comiques hors-normes, cultes ou insolites. Aujourd’hui, Le Téléphone sonne toujours deux fois.

Le Téléphone sonne toujours deux fois est dans l'angle mort de la filmographie des Inconnus. Loin d'être un nanar, ce pastiche de films noirs imaginé par Didier Bourdon, Bernard Campan et Pascal Légitimus avec leurs acolytes Smaïn et Seymour Brussel jouit d'un culte discret. "C'est un film qui a été un peu initiateur pour nous", acquiesce Didier Bourdon. "On s'est dit que les prochains, on ferait tout nous-mêmes."

L'histoire de ce film commence en 1983. André Djaoui, producteur notamment de L'Amant de Lady Chatterley de Just Jaeckin, découvre sur Antenne 2, l'ancêtre de France 2, Le Théâtre de Bouvard. Lancée l'année précédente, cette émission quotidienne, qui donne sa chance à une nouvelle génération d'humoristes, attire chaque soir 25 millions de téléspectateurs avant le JT. Impressionné, André Djaoui souhaite les mettre en scène dans un film.

Jean Yanne, avec qui il prépare Liberté, égalité, choucroute, le met en relation avec Bouvard. "Je me suis rendu à une des répétitions", se souvient-il. "Après les avoir vu jouer, j'en ai choisi cinq: Bernard Campan, Didier Bourdon, Pascal Légitimus, Smaïn et Seymour Brussel. Ils avaient un talent évident. J'ai eu du nez!" "Il avait compris qu'on était les meilleurs", sourit Smaïn. "Il a toujours cru en nous", renchérit Pascal Légitimus.

Craignant de voir partir ses meilleurs éléments, qui s'étaient baptisés Les 5, Philippe Bouvard s'y oppose. "Je ne crois pas au cinéma", lance-t-il sèchement à André Djaoui. Ce refus catégorique, doublé de tensions naissantes entre Bourdon, Brussel et une partie du Théâtre, précipite leur départ de l'émission en janvier 1984. "Vous allez vous retrouver avec zéro franc par jour", leur lance l'animateur, vexé comme un pou.

"C'est dommage. On n'avait pas l'intention de quitter l'émission. On voulait faire le film et des sketches à côté", déplore avec le recul Seymour Brussel. "On a appris ensuite que des réalisateurs avaient essayé de nous joindre par le bureau d'Antenne 2 pour des films, et qu'ils n'avaient jamais pu nous contacter. Bouvard faisait vraiment un blocus pour nous garder."

Sans Smaïn et Légitimus

En février, Les 5 assurent à l'Olympia la première partie de Pierre Bachelet, le compositeur de la B.O. d'Emmanuelle. Parallèlement, Campan, Bourdon et Seymour Brussel se plongent dans l'écriture, sans Smaïn et Pascal Légitimus. "Je suis plutôt un mec qui amène des idées", indique ce dernier. "Je n'étais pas très fort en construction scénaristique. Je suis venu en renfort à la fin, pour apporter un regard extérieur."

Smaïn assure avoir été mis de côté: "Ils sont partis écrire et je ne faisais pas partie de l'aventure. Ils m'ont écrit un rôle, mais il était extrêmement réducteur. Ils ne savaient pas où me mettre alors j'ai eu le rôle de la femme de ménage. Ça veut tout dire." "Smaïn a toujours été en solo, c'est un solitaire", nuance Légitimus. "Ça s'est fait naturellement. On sentait bien qu’il avait une personnalité encline à vivre sa propre énergie."

Le scénario est simple: un détective privé assez minable, Marc El Bichon (Didier Bourdon), tente d'arrêter un tueur en série qui assassine des femmes avec des cadrans de téléphone. Il est aidé par Franck Potin (Seymour Brussel), le patron d’un troquet miteux, Blacky (Pascal Légitimus), un animateur de radio libre raté, Momo (Smaïn), l’homme à tout faire de Bichon, et Ugo (Bernard Campan), un reporter.

Inspiré par les comédies américaines

André Djaoui les guide dans l'écriture en leur montrant des comédies américaines comme Hamburger Film Sandwich, Le Shérif est en prison et The Groove Tube, avec Chevy Chase. "J'avais été très impressionné par ce film, qui avait un ton extraordinaire", raconte le producteur. "Ça commençait normalement, puis ça partait dans l'absurde. Ils avaient été très réceptifs à cet humour."

Jean Yanne apporte aussi son regard sur le texte. "Il n'a pas ajouté de gags, mais il a resserré un peu la construction. Il a apporté son regard de professionnel", se souvient Seymour Brussel. Très éloigné de l'esprit des succès du moment, comme Les Bidasses en folie ou Les Bronzés, le scénario surprend. "Je l'ai trouvé assez gonflé, assez déjanté", note l'acteur Henri Courseaux. "Je me suis tout de suite senti en confiance."

"Je n'avais jamais lu un truc comme ça", confirme le compositeur Gabriel Yared, qui signe la BO du film. "Ça me faisait penser aux surréalistes, à Francis Blanche et Pierre Dac."

Dans une scène, Légitimus et Smaïn se voient refuser l'accès à une boîte de nuit sous prétexte qu'ils sont noir et arabe. "Ça tombe bien, je ne suis pas noir", lance Smaïn. "Et je ne suis pas arabe", complète Légitimus. Et ils entrent. "C'est la meilleure réplique du film", s'enthousiasme Smaïn.

"C'était luxueux"

Le projet se monte sans difficulté avec le soutien d'UGC et de FR3, l'ancêtre de France 3. Une partie des fonds vient directement d'André Djaoui. Avec un budget de 15 millions de francs (4,6 millions d'euros actuels), les moyens sont très confortables. "C'était luxueux", insiste la directrice de casting Laurence Lustyk. "J'avais un énorme bureau de production. Lorsqu'on sonnait, j'avais un bouton pour ouvrir la porte avec mon pied."

Le casting est au diapason, avec Michel Galabru, Jean-Claude Brialy, Michel Constantin, Darry Cowl et Jean Yanne (qui tournera sa scène lui-même dans un décor de Liberté, égalité, choucroute). Une distribution prestigieuse, imposée par UGC. "Ils ont eu peur - assez tardivement d'ailleurs - de donner la parole à quelques jeunes et ils ont rajouté des noms qu'on aimait bien, mais qui n'avaient rien à faire là-dedans", regrette Seymour Brussel.

L'affiche, réalisée par Michel Blanc-Dumont, le dessinateur de La Jeunesse de Blueberry, trahit cette inquiétude. "L'affiche est un peu disparate, parce qu'ils m'ont fait ajouter des personnages au fur et à mesure qu'ils étaient engagés dans le film", confirme-t-il. "Galabru, par exemple, a été ajouté alors que l'affiche était déjà bien entamée."

Faire de l'ombre aux 5

Le Téléphone permet aussi à Jean Reno de faire ses premiers pas au cinéma, dans le rôle muet de l'assistant de Michel Galabru. "Je l'avais vu au théâtre et je l'avais trouvé intéressant", se souvient Laurence Lustyk. "Il ne faisait rien de spécial, mais sans rien dire, sans bouger, il m'avait beaucoup impressionné", renchérit Rodolphe Chabrier, le troisième assistant-réalisateur et futur fondateur du studio Mac Guff.

Une décennie avant d'incarner le notaire dans Les Trois frères, Henri Courseaux fait une première incursion dans l'univers des Inconnus et incarne un inquiétant psychiatre pour animaux. Une prestation si mémorable, qu'elle manque de faire de l'ombre aux 5. "Trois, quatre jours après le tournage, Légitimus vient me voir et me dit: 'On s'était écrit un film pour nous et c'est toi qui va tout ramasser'."

André Djaoui confie la réalisation à Jean-Pierre Vergne, premier assistant réputé qui a fait ses armes auprès de Claude Miller (Garde à vue), Henri Verneuil (Mille milliards de dollars) et Jean Yanne (Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ) - disparu en 2014. Il s'implique aussi dans le scénario et suit Les 5 en tournée en Nouvelle-Calédonie pour peaufiner avec eux le texte avant le début du tournage.

"Inventer de nouveaux gags"

Le tournage se déroule au cours de l'été 1984. Accaparé par le tournage homérique de Liberté, égalité, choucroute, André Djaoui laisse à Jean-Pierre Vergne carte blanche. Novices en matière de cinéma, les 5 ne se laissent pas pour autant intimider par le barnum du tournage.

"Ils n'avaient peur de rien", confirme le comédien Michel Crémadès, que Les 5 avaient croisé au Théâtre de Bouvard. "Jean-Pierre les avait mis à l'aise", précise le directeur de la photographie Robert Fraisse, qui avait commencé sa carrière auprès d'Orson Welles et Jean Renoir avant d'éclairer Ronin et N'oublie jamais. "Il les avait fait répéter, on tournait deux-trois prises et c'était bon."

Didier Bourdon en impose naturellement. "Il était le leader à tout point de vue, dans sa manière de jouer, dans son rôle, dans le dynamisme qu'il pouvait avoir dans une scène", confirme l'ingénieur du son Daniel Ollivier.

Entre les prises, Les 5 improvisent des séances de travail pour trouver des gags. "Ils étaient tout le temps en train de chercher des idées", se souvient Henri Courseaux. "Ils avaient un sens musical, un sens du rythme", ajoute Gabriel Yared. Les idées fusent tellement que pour la monteuse Nicole Berckmans, le plus compliqué fut "de trouver des plans où Les Inconnus avaient l'air sérieux".

L'ambiance est si légère qu'une erreur manque même de se glisser dans le film, révèle Rodolphe Chabrier. "Le détective privé s'appelait Marc El Bichon. On devait découvrir à la fin que son véritable nom était Marcel Bichon. Sauf qu'on tournait les scènes du début en l'appelant Marcel! Heureusement, j'ai pu prévenir la scripte, qui a rectifié le tir. Je leur ai sauvé le cul."

"Le film perd du rythme"

Décrit unanimement comme "un très bon directeur d'acteurs", "en harmonie avec ses comédiens", Jean-Pierre Vergne canalise la folie des 5. "C'était un garçon formidable, qui a su mettre en scène le ton de ces garçons", salue André Djaoui. C'était aussi un réalisateur "méticuleux" - peut-être un peu trop, déplore Seymour Brussel:

"Il était lent. Il avait dépassé le temps de tournage de trois semaines - ce qui fait que, hélas, certaines scènes n'ont pas été tournées. C'était des scènes à la fin du film, qui étaient très rythmées, et pour lesquelles Vergne n'était pas à l'aise. Le problème, c'est que le film perd du rythme à cause de l'absence de ces scènes."

"Sa réalisation était un peu plan-plan. Il aurait fallu quelque chose d'un peu plus fou", estime de son côté Didier Bourdon. "J'avais une scène avec un nunchaku. J'avais répété pendant des mois, pensant qu'il allait accélérer le mouvement, mais il l'a laissé lent au montage", déplore encore l'acteur, en ajoutant que "l'humour n'était pas forcément la tasse de thé" de Jean-Pierre Vergne.

Et pourtant Vergne travaille d'arrache-pied pour peaufiner ce film qui le passionne. "Il avait eu beaucoup de plaisir à le faire", confirme Léonard Guillain, son ancien assistant. "On a beaucoup travaillé de nuit sur le montage pour organiser rapidement des projections et trouver un distributeur", se souvient sa monteuse Nicole Berckmans.

Inspiré par "SOS Fantômes"

Le Téléphone sonne toujours deux fois témoigne de ce soin. Avec la complicité de Robert Fraisse, Jean-Pierre Vergne s'inspire des mouvements de caméra et des éclairages des films noirs de Humphrey Bogart. "La lumière, même pour l'époque, était plus chiadée que ce qu'on voyait habituellement dans ce genre de comédie", loue Rodolphe Chabrier.

Signée Gabriel Yared, la bande originale pastiche les compositions de Bernard Herrmann, célèbre collaborateur d'Alfred Hitchcock. "J'ai écrit la musique comme si elle devait être jouée par un orchestre symphonique, puis j’ai tout interprété moi-même sur des synthétiseurs, ce qui a apporté beaucoup d'humour à l'ensemble", détaille le musicien.

Pour Annabella Song, une chanson interprétée par Clémentine Célarié, il s'inspire d'un blues non utilisé dans La Lune dans le caniveau (1983) de Jean-Jacques Beineix. La chanson officielle du film, Box Just Box, interprétée par la troupe sous le pseudonyme de CatCar & Co, est enfin inspirée par SOS Fantômes, que Smaïn venait de découvrir à New York.

Précurseur de "La Cité de la peur"

Au cinéma le 23 janvier 1985, Le Téléphone sonne toujours deux fois attire seulement 509.573 spectateurs. Un score honorable, mais loin des audiences du Théâtre de Bouvard. La faute principalement à la météo. "Il n'avait jamais fait aussi froid", rappelle Seymour Brussel. "Il faisait -15°, -20°. À Paris, il n'y avait plus de bus. L'armée transportait les gens avec des camions. On est vraiment hyper mal tombé. La sortie du film a été ratée."

Au bout de trois semaines, le film quitte l'affiche. Son humour absurde, trop éloigné de l'esprit du Théâtre de Bouvard, déconcerte. "C'était un peu trop en avance sur son temps", estime Michel Crémadès. "Les Français n'étaient pas très friands des films absurdes", complète Pascal Légitimus. "Même s'il y avait eu des précurseurs comme Pierre Étaix, c'était nouveau, cet humour-là, en France", indique Didier Bourdon.

Dix ans plus tard, Les Nuls s'en inspireront pour La Cité de la peur. "J'en suis persuadé", martèle André Djaoui. "Quand j'en suis sorti, j'avais une demi-colère", raconte Smaïn. "Je ne dirai pas que c'est un plagiat, mais c'est énormément inspiré de la structure narrative du Téléphone." "Ils n'avaient pas besoin de nous", tranche Didier Bourdon.

Dans la foulée de l'échec du Téléphone sonne toujours deux fois, le projet d'un second film avec la bande, toujours produit par André Djaoui, Les Casseurs, est abandonné. "C'était pourtant pas mal comme idée. C'était moins absurde et plus grand public: deux groupes de deux mecs complètement crétins font un casse en même temps, mais ils ne se connaissent pas", détaille Didier Bourdon.

"J'ai senti que j'étais de trop"

Quelques semaines après la sortie du Téléphone, Smaïn quitte Les 5 pour préparer son son one-man-show A Star is Beur, qui fera de lui une star en 1985. Sur le tournage, il était déjà en retrait. "À chaque fois que j'allais sur le tournage, il se demandait s'il devait rester avec eux ou partir", acquiesce Laurence Lustyk. "Smaïn était déjà autonome. Il nous avait dit qu'il ferait son one-man-show après", assure de son côté Didier Bourdon.

"Il était bien, mais si on le regarde bien, il est déjà très one-man-show", poursuit le comédien. "Il joue un peu tout seul parfois - mais dans le bon sens puisque le personnage était un peu farfelu." 39 ans après, Smaïn confirme s'être senti comme "une pièce rapportée" sur le plateau: "On le voit dans la scène où ils regardent des photos. Ils voient un chameau et se disent, 'Il est où Momo?' C'est de l'humour, mais en même temps, il y a une signification. Inconsciemment, c'est ce qui m'a donné envie de partir. J'ai senti que j'étais de trop, pas à ma place."

Ceux que l'on n'appelle pas encore Les Inconnus poursuivent à quatre sur leur lancée, avant de rencontrer, en 1986, Paul Lederman, qui devient leur producteur. André Djaoui, qui panse ses plaies après le flop de Liberté, égalité, choucroute, regarde impuissant ses poulains rencontrer le succès sans lui: "J'aurais dû continuer à travailler avec eux, j'aurais dû profiter du fait que je leur ai donné leur première chance", commente-t-il "sans amertume". "Ça m'étonne qu'ils ne m'aient jamais rappelé."

Retrouvez l'intégralité de la série "Dans les coulisses des comédies françaises" dans notre dossier. Notre podcast original Comédies Club est disponible sur toutes les plateformes.

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV