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Cinéma

Comment la Chine a étouffé le cinéma hongkongais

Andy Lau et Tony Leung dans "Infernal Affairs" (2002)

Andy Lau et Tony Leung dans "Infernal Affairs" (2002) - Jokers

La ressortie de la trilogie "Infernal Affairs", polar emblématique du cinéma de la péninsule, permet de revenir sur la situation dramatique que vit l’industrie cinématographique locale.

Dans les années 1980 et 1990, Hong Kong était "le Hollywood de l'Extrême-Orient". Des films comme Le Syndicat du crime ou The Blade et des réalisateurs comme John Woo ou Tsui Hark étaient célébrés dans le monde entier pour leur inventivité visuelle et leur liberté créatrice. Cet âge d'or est révolu. Passé sous le joug chinois, Hong Kong et son cinéma sont désormais complètement bâillonnés.

Depuis la mise en place en juin 2021 d'un comité chargé de passer au crible tous les films, les autorités chinoises peuvent censurer toute œuvre menaçant la sécurité nationale. Tous les films ouvertement critiques du Parti Communiste Chinois, "ou en contradiction avec la vision de l’histoire de ce dernier", sont visés, explique Arnaud Lanuque, journaliste et spécialiste du cinéma hongkongais.

À Hong Kong, la projection d'un film interdit est passible de trois ans de prison et/ou d'une amende d'un million de dollars hongkongais [environ 100.000 euros d’amende, NDLR]. Si les coproductions avec la Chine continentale, déjà soumises aux standards de la censure chinoise, ne sont pas inquiétées par la nouvelle loi, les productions purement hongkongaises le sont.

Ten Years (2015), dystopie sur Hong Kong en 2025, devrait être interdit, tout comme N°1 Chung Ying Street (2018), "qui dresse un parallèle entre la révolution des parapluies de 2014 et les émeutes gauchistes de 1967", précise Arnaud Lanuque. Les récents Piglet Piglet de Ling Tsung Yen, sur l'élection présidentielle taïwanaise de 2020 et The Cage de Tsoi Wing Chau, un court métrage animé contre le totalitarisme, sont aussi dans le collimateur de la censure, tout comme Révolution de notre temps, documentaire sur les manifestations de 2019.

Son réalisateur, Kiwi Chow, qui a également travaillé sur Ten Years, a vendu ses droits d'auteur pour se protéger et a envoyé toutes les images de son documentaire à l'étranger. Ses collaborateurs ont choisi de rester anonymes. Travailler est devenu difficile pour lui: certains investisseurs et acteurs ont préféré renoncer à prendre part à ses productions, même apolitiques. La police a récemment fait une descente lors de la projection d'une de ses comédies romantiques. Le patrimoine aussi est visé:

"C'est plus flou concernant des œuvres plus anciennes comme Une Balle dans la Tête ou Underground Express (des films avec des références plus ou moins directes à Tian'anmen)", indique Arnaud Lanuque. "Une Balle dans la Tête a été projeté en 2021 à la HK Film Archive (équivalent de la Cinémathèque Française) mais cela pourrait être amené à évoluer."

Plus étonnant encore, les "Catégorie III", films transgressifs interdits aux moins de 18 ans, "pourraient potentiellement passer sous les radars (quoiqu’un film comme Daughter of Darkness, se moquant de la police chinoise, pourrait effectivement être banni)", estime Arnaud Lanuque. "Toutefois, si comme on peut le craindre, la loi aboutit à une harmonisation avec les critères de la censure chinoise, ils seraient effectivement concernés à cause de leur violence et contenu sexuel (le premier contrôlé en Chine, le second interdit)."

"Il existe des lois de censure dans de nombreux pays", assure de son côté Andrew Lau. Coréalisateur d'Infernal Affairs (ressorti dans les salles françaises le 16 mars), il signe désormais des œuvres de propagande en Chine, comme The Foundation of an Army (à la gloire de l'armée de libération populaire) ou Chinese Doctors (sur la lutte du parti contre le Covid à Wuhan). "Je crois que tout repose sur la manière dont on règle les problèmes. Il y a tellement de choses que l'on peut faire."

Dans le privé, certaines figures de la péninsule mâchent moins leurs mots. "Je connais un scénariste qui me disait, 'Hong Kong, c’est mort'", indique Frédéric Ambroisine, autre spécialiste du cinéma hongkongais. "C’était un peu choquant d’entendre cela de la part de quelqu’un qui bosse dans l’industrie." La Federation of Hong Kong Filmmakers a aussi confié récemment son "inquiétude" à la revue spécialisée Variety. "Notre plus grande crainte est de savoir si nous sommes hors-la-loi."

Quelques réalisateurs, comme Tsui Hark, ont su s’adapter au système. Figure majeure de Hong Kong, il signe désormais des superproductions (Detective Dee) qui plaisent en Chine et se montrent critiques envers le pays, pour qui sait lire entre les lignes. Idem pour Stephen Chow. La star de Shaolin Soccer a cessé de faire l'acteur et se consacre occasionnellement à la mise en scène. Il a récemment signé The Mermaid (2016), un des plus gros succès du cinéma chinois.

Tous ne suivent pas cette voie. Resté une quinzaine d'années à Hollywood, John Woo est retourné en Chine dans les années 2010 pour signer deux superproductions nationalistes (Les Trois Royaumes, The Crossing). Il a depuis tourné un film au Japon (Manhunt), et en filme un autre en ce moment au Mexique, avec l’acteur suédois Joel Kinnaman. Autre cinéaste phare, Johnnie To est quant à lui en semi-retraite. Ses productions, souvent ouvertement critiques envers la Chine, sont impossibles à monter dans le contexte actuel.

Certains metteurs en scène arrivent néanmoins à jouer sur les deux tableaux et alternent blockbusters inoffensifs pour la Chine et polars plus sombres made in Hong Kong. Wilson Yip cartonne en Chine avec un remake du classique Histoire de fantômes chinois ou avec ses Ip Man, puis va tourner à Hong Kong des polars plus personnels, sur la corruption dans la police. Herman Yau adopte une méthode similaire et sort entre deux volets de la licence d’action Shock Wave des drames sur la prostitution.

Mais beaucoup refusent de travailler en Chine et préfèrent quitter la péninsule, révèle Arnaud Lanuque: "C'est le cas d’Edmond Pang (Love in a Puff, Men Suddenly in Black…) parti au Canada, Derek Chiu (N°1 Chung Ying Street) en Angleterre ou encore Stephen Shiu (scénariste/producteur des Long Arm of the Law ou les récents Sex and Zen). Le comique Chapman To (présent dans Infernal Affairs) s’est également expatrié à Taiwan."

La trilogie Infernal Affairs (2002-2003) n'est, elle, pas concernée par la censure, mais elle serait aujourd'hui impossible à produire. "Dernier baroud d’honneur d'un cinéma de HK pas encore digéré par la Chine", ce polar culte, qui a inspiré un remake américain réalisé par Martin Scorsese, témoigne d'un "cinéma ouvertement commercial et populaire, de genre, mais fait avec qualité et une certaine liberté de ton", analyse Arnaud Lanuque.

Infernal Affairs, porté par deux des plus grandes stars de Hong Kong, Andy Lau et Tony Leung, a lui-même été conçu dans un contexte difficile. "Hong Kong venait juste de traverser une crise financière qui avait fait baisser le financement des films", se souvient Andrew Lau. "Je me rappelle qu'on était très inquiet pour le piratage également. À cette époque, réaliser des films était considéré comme un risque. Infernal Affairs, qui avait un gros budget, était un risque colossal."

Pour beaucoup de critiques, Infernal Affairs représente cependant bien plus que cela. À travers ses deux personnages de taupes, il symboliserait la schizophrénie d'une péninsule tiraillée entre son héritage britannique et la pression de la Chine. Andrew Lau récuse, lui, cette interprétation, privilégiant le sous-texte bouddhiste de son œuvre: "Je ne pensais qu'à cela pendant le tournage et le montage."

Pour Arnaud Lanuque, l'idée de la schizophrénie reste néanmoins pertinente: "Le cinéma de HK a su tirer le meilleur de ce sujet avec des œuvres majeures comme City on Fire ou À Toute Epreuve, parce qu’il y a un profond questionnement identitaire chez les Hongkongais. Infernal Affairs en rajoute une couche à travers le personnage d’Andy Lau."

Avec la nouvelle loi de censure, le PCC entend contrôler la mémoire et l'imaginaire des jeunesses chinoise et hongkongaise. A travers, notamment, des coproductions comme Ip Man, biopic du maître du kung-fu Yip Man avec Donnie Yen. "C'est une revisitation sélective, partiellement basée sur la réalité et partiellement basée sur l’idéologie et le climat politique chinois, qui est proposée", expose Arnaud Lanuque:

"Ip Man [développe] une vision héritée des années 1970, où les Japonais étaient présentés comme des adversaires cruels et arrogants. [Une vision] conforme au climat politique [actuel en Chine]. Mais rien n'est dit sur l’appartenance du maître de Wing Chun au Kuomintang, le rival du PCC durant la guerre civile chinoise, et que sa relocalisation à HK est due à la victoire de ces derniers."

Pour préserver cette mémoire, la société Spectrum Films, qui distribue en France de nombreux films hongkongais, joue un rôle important. Antoine Guérin, patron du label, ne signale "pour l’instant pas de changement majeur dans la façon de travailler, si ce n’est la lenteur des échanges due aux conditions sanitaires dans le sud de la Chine et à HK." Il n'a rencontré aucun problème avec les ayants-droit, à l'exception de PTU 2 (Tactical Unit-Comrades in Arms), dont il a reçu une version censurée. "Cela s’explique par le fait que les droits sont passés d’une société hongkongaise à une structure chinoise."

"Il y avait dix minutes de moins", précise Frédéric Ambroisine. "C'était de la censure idéologique. Il y a dans le film un personnage bouddhiste qui prône la paix dans le monde. À priori, c'est inoffensif. Mais ça s’est fait censurer dans la version chinoise. Maintenant, il faut vraiment faire gaffe aux films que les éditeurs achètent."

Antoine Guérin a conscience de l'importance de son travail, qui permet de restaurer en 4K des pépites. "Il ne s’agit pas d'une mission", précise-t-il, "mais si nous voulons avoir une trace de l’histoire de ce cinéma fabriqué à HK, il me semble nécessaire d'effectuer ce travail avant qu’il ne soit trop tard. L’avenir est incertain..." Une dizaine de films HK sortira d'ici la fin de l'année chez Spectrum Film, dont plusieurs titres de la Shaw Brothers, l'épopée de Tsui Hark Seven Swords et God of Gamblers, comédie d'action avec Chow Yun-fat et Andy Lau.

Les films bannis peuvent "en théorie" être commercialisés à l’étranger. Mais si leurs créateurs sont toujours à Hong Kong, ils s'exposent à des poursuites", prévient Arnaud Lanuque: "Au vu de la manière dont la loi sur la sécurité nationale est utilisée, il semble peu probable que les autorités ferment les yeux. Pour les films plus anciens, les détenteurs des droits pourraient également s'exposer à des poursuites s'ils distribuent des œuvres violant ledit principe."

L'avenir de l'industrie cinématographique de la péninsule n'est pas très réjouissant. Elle dépend en grande partie des coproductions avec la Chine. Un changement de paradigme dont Infernal Affairs III, financé en partie en Chine, a été prémonitoire. Le soft power chinois a produit son effet. Récemment, des co-productions comme La Bataille du Lac Changjin, Raging Fire ou Shockwave 2 ont cartonné au box-office hongkongais, "alors qu'en général elles font des résultats médiocres dans la ville", précise Arnaud Lanuque.

Le polar n'a pourtant pas encore dit son dernier mot. Tourné en 2017, Limbo, un polar sombre considéré comme un des meilleurs films de HK de ces dernières années, vient enfin de sortir dans la péninsule. "C’est un peu la résurrection du type de polar que les fans rêvaient de revoir depuis un certain temps", se réjouit Frédéric Ambroisine.

"Résilients de nature", les Hongkongais continueront à aborder des "sujets très locaux, même si leur marge de manœuvre en matière d’expression s’est encore réduite", assure Arnaud Lanuque. De l'avis de tous, le plus grand défi à relever reste la pandémie: "La santé générale du cinéma de Hong Kong est plus affectée par la crise sanitaire que par la crise politique", résume le spécialiste.

Andrew Lau se montre optimiste: "L'avenir est toujours difficile à prédir, mais je veux être patient. Il y a eu beaucoup de nouveautés qui me donnent espoir qu’une fois pandémie derrière nous les choses iront mieux et les gens se remettront à faire des films."

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV