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Bandes dessinées

"Un tabou s'est levé": comment les artistes trans émergent en BD

Une case de la BD "Hacker la peau" de Jul Maroh et Sabrina Calvo

Une case de la BD "Hacker la peau" de Jul Maroh et Sabrina Calvo - Le Lombard

Les bédéastes trans prennent de plus en plus la parole en BD, alors que les personnages trans se généralisent aussi dans les récits. Mais le 9e Art reste encore très conservateur.

Témoin des évolutions de la société, la bande dessinée s'intéresse de plus en plus aux thématiques liées à la transidentité. Cet éveil est marqué par l'arrivée progressive de héros trans dans les nouveautés des grands éditeurs franco-belges. Mais aussi par l'émergence d'artistes trans désireux de pouvoir raconter leur propre expérience par le dessin.

Plusieurs sorties récentes témoignent de cet essor: Le Seul endroit de Séverine Vidal et Marion Cluzel, histoire d'amour entre un jeune homme trans non-binaire et sa voisine, et Sur le bout des doigts, auto-fiction de Colin Atthar (déjà sortis). Mais aussi Hacker la peau de Jul Maroh et Sabrina Calvo, quête de liberté d'un trio polyamoureux pendant un coup d'état d'extrême-droite (le 6 octobre) et Résistance Queer, une histoire des cultures LGBTQI+ par Pochep et Antoine Idier (le 18 octobre).

"C'est très beau ce qui est en train de se passer", se réjouit Sabrina Calvo, qui a délaissé la BD avant de s'y remettre récemment. "Ça rappelle ce qui s'est passé dans les années 2000 et 2010 avec les BD gays", renchérit Colin Atthar. "Ça a dépassé la sphère des fanzines. Un tabou s'est levé." "C'est le reflet de ce qui se passe sur le web depuis longtemps", analyse encore Aloïs, qui publiera en 2025 chez Dargaud une BD de fantasy, Eclepsis. "Les éditeurs essayent de raccrocher un peu les wagons."

Les couvertures des BD "Hacker la peau", "Le Seul endroit" et "Sur le bout des doigts"
Les couvertures des BD "Hacker la peau", "Le Seul endroit" et "Sur le bout des doigts" © Le Lombard - Glénat - Ankama

"C'est tout à fait normal d'aborder ces sujets très actuels", explique Mathias Vincent, l'éditeur de Hacker la peau. "À partir du moment où on en parle au quotidien, il n'y a absolument aucune raison de ne pas en parler dans un livre." "Les auteurs trans sont là depuis longtemps, mais on évoluait surtout en auto-édition", rappelle Helsenn, qui entre en 2024 chez Dargaud avec le webtoon Queen Cendrillon. "Une porte s'ouvre, on va l'ouvrir en plus grand, on forcera le passage s'il le faut, mais on sera là!"

Changement de stratégie

Ces artistes profitent également d'un changement de stratégie chez les éditeurs historiques, à la recherche de nouveaux auteurs capables de capter le jeune public qui a déserté la BD franco-belge pour le manga. "Les gens oublient trop souvent que les personnes trans sont des personnes créatives avant tout", glisse la dessinatrice Joanna Folivéli. "J'ai l'impression que les éditeurs sont plus ouverts à de nouvelles histoires et à de nouveaux styles", se réjouit encore Aloïs.

C'est ainsi que les vénérables éditions du Lombard, fleuron de la BD franco-belge traditionnelle avec Léonard, Ducobu et Thorgal, se sont retrouvées à publier Hacker la peau. "Le Lombard a beaucoup changé sa politique éditoriale ces dernières années", confirme Mathias Vincent.

"L'idée est de pouvoir reconstruire un catalogue moderne et ambitieux. On veut parler du monde d'aujourd'hui. Le projet de Jul et Sabrina collait parfaitement à notre nouvelle ligne éditoriale."

Leur arrivée au Lombard est une victoire, bien que Sabrina Calvo refuse de l'interpréter ainsi: "C’est plutôt une opportunité pour montrer aux gens qui ont la patience et la curiosité qu'il y a plein de manières de raconter des histoires et de raconter notre intimité." Hacker la peau bénéficie d'un tirage de 20.000 exemplaires, un chiffre important pour un album qui n'est pas une licence connue.

Rattrapé par l'actualité

Cette effervescence intervient alors que le discours ambiant autour de la transidentité se radicalise en France sous l'impulsion de mouvements fondamentalistes américains. "On est aussi pris en étau avec ce qui se passe en Europe de l'Est - Hongrie, Tchétchénie, Russie", précise Jul Maroh. "La Manif pour tous qui a perdu le combat contre le mariage homosexuel est encore en forme. Ils ont trouvé un autre combat et c'est celui-là, contre nous."

Imaginé comme un récit d'anticipation, Hacker la peau a été rattrapé par la réalité: "Au moment des dernières élections présidentielles, Sabrina et moi avons vraiment eu très, très peur que l'extrême-droite gagne. On a revu le scénario du livre à ce moment-là pour faire comme si l'extrême-droite y avait gagné les élections. Quand on lit le récit, on ne sait donc pas s'il se situe en 2022 ou en 2027. L'idée est que les gens se rendent compte qu'on est déjà entouré par des gouvernements d'extrême-droite en Europe et qu'on risque ça aussi en France."

Pour le moment, une grande partie des BD sur la transidentité sont des récits de témoignages, comme Appelez-moi Nathan (2018) de Catherine Castro et Quentin Zuttion. "Ces récits sont peut-être liés à un phénomène de normalisation", analyse Aloïs. "Quand il n'y a vraiment aucune représentation, on se dit qu'il faut d'abord parler du sujet [de manière documentaire, en s'inspirant du réel] - avant de raconter des histoires plus diverses une fois que c'est quelque chose qui va plus de soi."

"Les témoignages ne s'adressent pas forcément aux personnes trans", estime Colin Atthar. "C'est plutôt pour faire comprendre certaines notions. Ça me touche moins. Mais je comprends pourquoi il y a ce besoin."

Théodore Pralinus, auteur du webtoon Boys will be Boys, y voit lui aussi "une vision très réductrice des choses": "Ce n'est pas parce que tu es trans que tout ce que tu vas vivre est un récit de transition." Ces albums, à l'exception de ReconnaiTrans (2021) de Laurier The Fox, sont rarement pensés par des artistes trans. "Très peu de personnes trans font des BD sur la transidentité et parlent de leur propre vécu", regrette Joanna Folivéli, qui aborde ce sujet dans sa BD onirique Devenir.

Au-delà du témoignage

Avant de s'attaquer au Seul endroit, la dessinatrice Marion Cluzel s'est interrogée sur sa légitimité: "Le sujet me concerne et m'intéresse personnellement. Le dessin permet de parler de certains sujets personnels sans forcément passer par la première personne ou l'autobiographie." Imaginé dès 2017, "alors que le pronom 'iel' n'était pas encore entré dans le dictionnaire", Le Seul endroit s'inspire de la vie d'un homme trans, Adhe, rencontré par la scénariste Séverine Vidal.

L'album, qui dépasse le récit de témoignage, suit l'histoire d'une personne trans non-binaire, Léold. Étudiant à Bordeaux, il tombe amoureux de sa voisine, en couple et victime d'une relation abusive. Pour "éviter le cliché de la jeune cis qui 'sauve' la personne trans, je lui ai ajouté un personnage d'ex pour qu'ils se sauvent mutuellement", explique la scénariste. "Adhe a relu tout au long de l'écriture et du travail sur le dessin, comme un conseiller technique. Je m'assurais que je n'étais pas à côté de la plaque."

La vogue des comics "Young Adult" aux Etats-Unis et du webtoon en France a aussi permis à une nouvelle génération d'artistes trans de proposer des récits inédits hors du témoignage: "Je n'avais pas envie de faire un récit biographique qui parle de transition, mais une BD de fantasy avec des personnages qui me ressemblent", explique Aloïs dont la BD Eclepsis est très inspirée du Château ambulant. "J'essaye de rendre ça normal dans tous mes récits, que ça soit un non-sujet."

Helsenn estime ainsi qu'avoir "des personnages trans fictifs permet quand on est plus jeune de pouvoir s'identifier": "C'est en s'adressant au plus grand nombre possible qu'on va rendre ça moins tabou et qu'on va dépasser les idées reçues sur la transidentité. Pour montrer que c'est normal, que ça ne rend pas les gens bizarres, qu'il n'y a rien de problématique à être trans."

"Peur de policer mon travail"

Tous les bédéastes trans ne partagent pas cet avis. Rester aux marges est essentiel pour Joanna Foliveli, actuellement plongée dans l'écriture de son second album: "On est obligés de créer nos propres maisons, parce que ce qu'on fait est trop hors norme. Je veux raconter des histoires d'une manière différente de ce que l'on fait traditionnellement en BD." Une ambition que partagent tous ces artistes, dont les ouvrages proposent toujours des récits totalement inédits dans leur structure.

Dès qu'un artiste rend "visible des corps non-normés, des types de relations non-normées, ça amène de facto une manière de raconter des choses différentes", confirme Sabrina Calvo, qui cite aussi l'influence du jeu vidéo contemporain et de la littérature de SF sur Hacker la peau. "Notre construction artistique est dépendante de notre expérience personnelle", ajoute Jul Maroh. "Si on a dû tout déconstruire au quotidien, ça va se retrouver dans notre manière d'appréhender notre fiction."

"La narration, telle qu'elle est vécue dans la fiction, sert les pouvoirs d'oppression", poursuit Sabrina Calvo. "On crée des récits avec des structures héritées d'une forme figée de voir le monde. Est-ce que la manière dont on raconte des histoires n’est pas responsable de l'encroûtement dans nos principes?" "C'est se réapproprier son histoire par la narration et détourner les codes de la BD comme [la maison d'édition] L'Association dans les années 1990", complète Colin Atthar.

Une singularité qui reste difficile à cultiver dans le milieu de l'édition traditionnel, indique Joanna Folivéli, autrice aux 30.000 abonnés sur Instagram: "Il y a tellement de manières d'innover et de décloisonner ce qu'est une BD, mais j'ai très peur que [les grands acteurs de l'édition] me demandent de réécrire tout, qu'on me dise de policer mon propos par rapport aux personnes cis, de modifier mon travail pour que ça ne bouscule pas trop."

"Ouvrir la voie"

Il y a cependant des raisons d'être optimistes. Si Théodore Pralinus se souvient d'avoir rencontré des éditeurs "perturbés" par l'utilisation de "certains mots queer qu'ils ne connaissaient pas", Jul Maroh et Sabrina Calvo ont refusé d'ajouter un lexique de ces termes dans Hacker la peau. "On renvoie vers des sites qui expliquent ça mieux que nous", précise le duo. "Ça nous permettait de partager l'écho que pouvait potentiellement avoir cet album avec les associations qui font avancer les choses."

C'est une manière aussi de pousser le lectorat non-initié à se laisser porter, comme dans certains classiques de la SF. "J'ai voulu prendre la réalité de nos termes et de nos existences comme les grandes structures neurolinguistiques d'une réalité de science-fiction", se réjouit Sabrina Calvo. "C'est inédit et j’espère que ça va ouvrir la voie", renchérit Jul Maroh.

Pour exister et être reconnu, c'est en revanche une lutte permanente. Jul Maroh se bat pour empêcher que son "deadname", le prénom assigné à sa naissance, qu'il a abandonné lors de sa transition, apparaisse sur Wikipédia. "Les revendications ont été entendues par la Trust and Safety, un organisme au sein de Wikimedia qui veille au respect des droits humains, mais il n'y a pas eu d'amélioration en un an", se désole-t-il. Alors qu'il s'apprête également à repartir faire des séances de dédicaces en France et en Belgique pour la première fois depuis 2017, il confie sa "peur":

"Je dois me confronter aux manques d'empathie et d'éducation plausibles. Je dois anticiper ce qui va être de l'ordre des micro-violences, comme des questions déplacées ou du mégenrage, ou de la discrimination, si des libraires décident de ne pas m'inviter en dédicace parce que j'ai transitionné (soit par conviction personnelle de leur part, soit par peur de réaction de leurs clients).

"Même si ça peut bien se passer, c'est compliqué de partir du principe que ça sera le cas, à cause des agressions que j'ai déjà pu subir."

Etre hors du système expose aussi à une certaine solitude. Surtout chez les autrices trans. "On se compte sur les doigts d'une main", rappelle Joanna Folivéli, qui confie avoir "failli arrêter" la BD en 2018. Une rencontre avec la dessinatrice québécoise Julie Delporte l'a convaincu de ne pas raccrocher ses pinceaux. "Elle a une manière très particulière de raconter des histoires et de dessiner. Sans elle, je n'aurais jamais persévéré".

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV