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Gifles, coups de règle, humiliations... D'anciens élèves maltraités refusent que leur école porte le nom de leur instituteur

D'anciens élèves d'une école rurale du Calvados se battent, depuis un an, contre le nouveau nom donné à leur ancienne école primaire, qui n'est autre que celui de l'instituteur que tout le monde craignait dans les années 60-70. Ils racontent à BFMTV.com.

Gifles, coups de règles, oreilles tirées, projections et autres humiliations... Leur année de CM2 à l'école d'Aunay-sur-Odon (Calvados), ces anciens élèves des années 1960 à 1970 ne risquent pas de l'oublier. Plus de 50 ans plus tard, les anciens élèves se souviennent des violences physiques et verbales dont ils ont été victimes de la part de leur instituteur.

Pourtant en septembre 2021, le conseil municipal décide de renommer l'établissement "Georges Sand - Jules Verne" du nom de Pierre Lefèvre, ancien maire des Monts d'Aunay mais aussi "l'instituteur que tout le monde craignait", selon les mots d'anciens élèves.

Honorer "30 ans au service de la commune"

Une décision prise "tout naturellement" pour honorer l'ancien maire "qui a consacré 30 ans de sa vie à la commune et a laissé une ville bien gérée", explique à BFMTV.com Christine Salmon, actuelle maire de cette petite commune normande d'environ 4500 habitants.

"L'inauguration de cette plaque devant l'école il y a un an a fait rejaillir de très mauvais souvenirs à beaucoup de gens", explique à BFMTV.com Philippe Sicot, élève dans sa classe en 1969.
Des dizaines d'anciens élèves de la classe de CM2 de l'école d'Aunay-sur-Odon (Calvados).
Des dizaines d'anciens élèves de la classe de CM2 de l'école d'Aunay-sur-Odon (Calvados). © BFMTV

Coups portés aux élèves, cahiers ou éponges lancés à travers la salle de classe, élèves tirés par la peau du dos, punitions humiliantes...

"Le lendemain de l'événement, d'anciens élèves sont venus vers nous pour témoigner et dire 'c'est horrible ce que j'ai subi, je l'ai encore en tête'", ajoute-t-il.

La maire de la ville Christine Salmon affirme à BFMTV.com qu'elle "ne se permettrait pas de juger les faits" dénoncés par le collectif, "n'ayant pas grandi dans la commune". Si elle a bien entendu le témoignage de ces anciens élèves, elle dit aussi avoir pu recueillir des témoignages "différents" d'autres élèves. Elle précise enfin que l'inspection académique avec laquelle elle est entrée en contact lui a fait part de "sa surprise", affirmant n'avoir jamais reçu aucune plainte de familles à ce sujet.

"La boule au ventre" tout au long de l'année

Aujourd'hui âgé de 63 ans, Philippe Sicot se souvient d'avoir eu "une boule au ventre permanente" tout au long de son année de CM2 dans la classe de Pierre Lefèvre, alors qu'il était bon élève. S'il assure ne pas avoir lui-même été victime directe de l'enseignant, il se souvient "très bien d'une année où (il) entrait en classe avec une réelle angoisse".

"J'ai eu la chance que ça ne me tombe pas dessus mais je peux vous assurer que mes camarades de l'époque n'avaient pas tous cette chance-là", raconte-t-il.

"Quand on écoute les témoignages de personnes qui ont subi des violences lourdes et graves, on voit bien que leurs souffrances sont encore incrustrées", raconte Philippe Sicot, qui affirme que le collectif a reçu plus d'une centaine de témoignages allant en ce sens.

"Celui à qui on a tiré l'oreille jusqu'à ce qu'il saigne nous dit qu'il sent encore le sang couler le long de sa joue. Ça, ce sont de vrais traumatismes", assure-t-il.

Un ancien garde champêtre de la commune, qui dit lui aussi avoir été victime régulièrement de gifles et coups de règle de la part de l'enseignant, raconte avoir été "envoyé au coin un jour et obligé de rester agenouillé 25 minutes sur une règle carrée".

"À l'époque on ne portait pas plainte, on partait du principe que l'adulte avait raison", analyse François Hannes, ancien élève aujourd'hui âgé de 60 ans. "Mais même si ces faits sont prescrits, ils sont totalement intolérables, insupportables et ça n'est pas une raison pour honorer cet homme d'une plaque".

"Quand vous voyez ça à 10 ans, vous le retenez"

"Quand j'ai vu qu'ils avaient nommé l'école 'Pierre Lefèvre', je me suis dit 'non, c'est pas possible!'". Isabelle Carioux, ancienne élève de cet enseignant dans les années 70, garde elle aussi de très mauvais souvenirs de cette année scolaire. Une scène l'a particulièrement marquée: ce jour où son camarade Christian a été attrapé par la peau du dos et projeté en direction du tableau, sans raison.

"Ça fait 50 ans que j'ai en tête l'histoire de Christian, je m'en souviens avec des détails incroyables parce que c'est quelque chose qui m'a profondément marquée", raconte Isabelle Carioux au micro de BFMTV.com.

"Je n'aime pas l'injustice et Christian était un élève gentil et un bon camarade. Un gars qui aimait sourire, qui n'avait pas un brin de méchanceté, pas du tout insolent et plutôt habitué à rentrer dans le rang. Il n'était ni brouillon, ni perturbateur".

Isabelle Carioux se souvient avoir vu son ami "Christian devenir transparent au fur et à mesure que l'année avançait". "Je crois que s'il avait pu disparaître sous son bureau, il aurait disparu. Quand vous avez 10 ans et que vous voyez ça, vous le retenez tout le temps. Ce n'est pas quelque chose de normal!".

Cette scène, Christian Giguier s'en souvient très bien lui aussi. "Ces excès d'humeur étaient une chose assez fréquente à l'époque", confirme à BFMTV.com le sexagénaire, qui fait également part de "la peur de l'école" qu'a généré cet événement violent.

"Dans ces conditions, ça ne donnait pas envie de travailler", confie-t-il, "et à partir de là, ça a perturbé ma scolarité".

"Le nom d'une école, c'est sacré"

"Je trouve ça simplement scandaleux qu'on veuille donner son nom à l'école", abonde-t-il. "Pour moi, quelqu'un de bienveillant à l'égard des élèves mériterait ça. Or là, ça n'était pas le cas du tout"

"Pourquoi renommer l'établissement?", s'interroge Isabelle Carioux, tout comme les autres anciens élèves interrogés. "On ne veut aucun mal à M. Lefèvre. C'est du passé. Mais on ne peut pas donner des honneurs à quelqu'un qui n'en mérite pas tant. D'autant que l'école était très bien nommée puisque l'ex-bâtiment des filles s'appelait Georges Sand et celui des garçons Jules Verne, il y avait une équité".

Pour Isabelle Carioux, "on donne à une école le nom de quelqu'un qui fait rêver, qui est porteur d'espoir ou qui a fait quelque chose d'extraordinaire. Le nom d'une école, c'est sacré. Ça doit représenter la bienveillance, l'attention et l'envie d'apprendre. Et là franchement, on n'avait pas envie d'apprendre".

Son petit-fils va y rentrer l'année prochaine, mais il n'est pas question pour elle d'appeler l'école comme ça. "Qu'est-ce qu'on va raconter aux enfants lorsqu'il s'agira d'évoquer la signification du nom de l'école?", se demande cette grand-mère.

L'ancien enseignant, aujourd'hui octogénaire, a fait savoir à BFMTV.com qu'il ne souhaitait faire "aucun commentaire" à ce sujet. La maire de la ville Christine Salmon ajoute également que le conseil municipal se pliera à la décision de justice qui devrait être rendue par le tribunal administratif d'ici juin 2023.

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV