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TOUT COMPRENDRE - Sri Lanka: comment la crise sociale et économique qui frappe le pays a entraîné la fuite du président

Des manifestants en train d'occuper le palais présidentiel à Colombo au Sri Lanka, dimanche 10 juillet.

Des manifestants en train d'occuper le palais présidentiel à Colombo au Sri Lanka, dimanche 10 juillet. - AFP

Depuis samedi, des centaines de manifestants occupent le palais présidentiel sri lankais. Ils ont annoncé leur intention d'y rester jusqu'à la démission du président Gotabaya Rajapaksa prévue mercredi.

Ils étaient des centaines de milliers de manifestants samedi rassemblés dans le quartier des résidences officielles pour montrer leur colère face à la crise économique sans précédent que connaît le pays et dont ils jugent le président Gotabaya Rajapaksa en partie responsable.

Parmi eux, plusieurs centaines ont réussi à pénétrer dans le palais présidentiel, escaladant les grilles tandis que les gardes s'efforçaient de les retenir juste assez longtemps pour pouvoir emmener le président.

Les événements de samedi sont le point culminant des manifestations incessantes et parfois violentes de ces derniers mois face à une crise économique et sociale à l'ampleur grandissante. Et face à un clan politique des frères Rajapaksa, qui se partagent le pouvoir depuis plus de quinze ans et que les habitants accusent d'incompétence et de corruption.

· Où en est la situation des manifestants?

Les manifestants qui ont chassé le président du Sri Lanka, Gotabaya Rajapaksa, de son palais samedi à Colombo ont annoncé ce dimanche leur intention de continuer à occuper le bâtiment jusqu'à ce qu'il démissionne la semaine prochaine. Comme il l'a promis. Cela faisait déjà près de trois mois qu'ils campaient dans la demeure officielle.

"Notre lutte n'est pas finie", expliquait ce dimanche à l'AFP Lahiru Weerasekara, un des étudiants à la tête du mouvement. "Nous n'abandonnerons pas tant qu'il ne sera pas vraiment parti", a-t-il déclaré.

Ce dimanche, pour les manifestants, l'humeur était à la joie. Joie de la victoire, puisque le président a promis qu'il quitterait son poste. Mais aussi joie plus immédiate de profiter pour quelques heures du luxe habituellement réservé aux dirigeants de l'État. Le palais présidentiel n'est pas le seul à être occupé. Celui du Premier ministre également.

Après des scènes de baignades dans la piscine présidentielle, on pouvait voir ce dimanche la foule déambuler tranquillement dans tous ces bâtiments, profitant des fauteuils moelleux ou faisant la queue pour s'asseoir, à tour de rôle, dans le fauteuil présidentiel, admirant les oeuvres d'art, essayant le piano à queue ou s'émerveillant de l'air conditionné.

· Où en est la présidence en fuite?

Échappé quelques minutes avant les portes forcées par les manifestants samedi, le chef de l'État "a été escorté en lieu sûr" et "est protégé par une unité militaire", selon une source de la Défense à l'AFP. Selon cette source, le président a embarqué à bord d’un navire militaire faisant route vers les eaux territoriales au sud de l’île.

"Pour assurer une transition pacifique, le président a dit qu'il allait démissionner le 13 juillet", a déclaré le président du Parlement Mahinda Abeywardana à la télévision.

L'institution monocamérale a ensuite un mois pour trouver un remplaçant. Délai qui pourrait être raccourci étant donnée l'urgence de la situation. Un nouveau président pourrait être désigné dès la semaine prochaine, estime Mahinda Abeywardana bien qu'aucun candidat ne ne semble pour l'instant rassembler une majorité de suffrages.

Deux proches du président ont d'ores et déjà démissionné: le chef du service de presse Sudewa Hettiarachchi et le ministre des Médias Bandula Gunawardana. Le Premier ministre Ranil Wickremesinghe a tenté d'ouvrir samedi la voie à un gouvernement d'union nationale, en convoquant une réunion de crise du gouvernement avec les partis d'opposition et proposant sa démission.

Mais cela n'a pas suffi à calmer la colère des manifestants qui dans la soirée ont assiégé sa résidence, en son absence, et y ont mis le feu, sans faire de blessés. Le chef d'état-major, Shavendra Silva, a appelé ce dimanche au calme, assurant qu'il était possible "de résoudre la crise de manière pacifique et constitutionnelle".

· Quel est le contexte politique?

Ces manifestations à centaines de milliers de personnes qui ont forcé les portes des institutions et qui ont débordé gardes et policiers sont le clou d'un mouvement de protestation qui fait rage depuis des mois. Dans le viseur: la domination d'un clan familial qui écrase depuis des années la vie politique de cette île de 22 millions d'habitants, indépendante depuis 1948.

Le président en fuite, Gotabaya Rajapaksa, 73 ans, président depuis 2019, est membre de ce clan. Son frère Mahinda, 76 ans, en a été le chef charismatique. Lors de la prise de fonction de son nouveau cabinet, le président s’est octroyé le portefeuille de la Défense, en contradiction avec la Constitution qui empêche le chef de l’État d’occuper un poste ministériel.

Auparavant le président du pays une décennie durant jusqu'en 2015, Mahinda Rajapaksa a considérablement endetté le pays. Auprès de la Chine surtout envers laquelle d'énormes dettes ont été contractées pour financer des projets d'infrastructure faramineux, entachés de soupçons de corruption. Son frère Gotabaya -surnommé "Terminator"- était alors son principal lieutenant, occupant le poste influent de secrétaire du ministère de la Défense et contrôlant les forces armées et la police.

Lors d'une interview accordée à Al-Jazeera en 2013, Mahinda Rajapaksa avait prononcé une phrase aux consonnances prophétiques aujourd'hui: "Les gens continuent de voter pour des membres de la famille Rajapaksa. Qu'y puis-je ? Quand ils ne voudront plus les voir, ils les chasseront."

À son accession à la présidence, Gotabaya a nommé son frère au poste de Premier ministre, ainsi que ministre des Finances, de l’Urbanisme et des Affaires bouddhistes. Ce dernier a dû démissionner en mai dernier après de très violents affrontements entre forces de l'ordre et manifestants.

· Quel est le contexte économique et social?

Le secteur du tourisme, vital pour l'économie de l'île, a subi le contrecoup des attentats jihadistes d'avril 2019 contre des églises et des hôtels (279 morts dont 45 étrangers), puis de la pandémie de coronavirus.

Les plus importantes réductions d'impôts de l'histoire de l'île, octroyées par Gotabaya à son accession à la présidence, ont également vidé les coffres. Et le Sri Lanka s'est retrouvé sans devises suffisantes pour importer ce dont il a besoin, que ce soit de la nourriture, des médicaments ou des combustibles.

Afin d'économiser les devises étrangères dont l'île manquait déjà dangereusement, tout en espérant en faire le premier producteur mondial d'aliments 100% biologiques, le gouvernement a décidé début 2021 d'ajouter les engrais chimiques à la liste des importations bannies. Portée par aucun programme de transition écologique, cette décision a eu un effet dévastateur sur la production agricole du pays.

Fin 2021, les engrais ont été à nouveau autorisés mais le pays s'enfonçant plus profondément dans la crise, ils sont devenus difficiles à importer, faute de dollars. Malgré une aide de l'Inde et d'autres pays, en avril 2022 le pays fait défaut sur le paiement de sa dette extérieure de 51 milliards de dollars, et cherche un renflouement auprès du Fonds monétaire international.

Résultat: les Sri Lankais vivent depuis des mois avec des pénuries alimentaires et de médicaments, des coupures d'électricité faute de combustible pour les centrales, et une pénurie d'essence qui limite les déplacements.

L'inflation galopante (55% sur le seul mois de juin) rend les rares choses qu'on peut encore trouver, inaccessibles toutefois pour une grande partie de la population. Les Nations unies ont averti que le pays était en danger de grave crise humanitaire, avec plus des trois quarts de la population ayant déjà dû réduire leur alimentation.

· Quelles réactions à l'international?

Lors d'une conférence de presse à Bangkok, le secrétaire d'État américain, Antony Blinken, a appelé le Parlement "à résoudre cette situation pour le bien du pays, et non pas d'un parti politique". Et a appelé les leaders sri lankais à trouver une issue à la crise en urgence.

Le futur gouvernement "devra travailler vite pour identifier les problèmes et trouver les solutions afin de ramener la stabilité économique", a-t-il déclaré, ajoutant que ces solutions devraient répondre "au mécontentement du peuple, qui est si puissant et palpable, face à la détérioration des conditions économiques".

Le blocus alimentaire russe pourrait être un "facteur" dans les troubles au Sri Lanka, a-t-il également suggéré, notamment les restrictions imposées par la Russie aux exportations de céréales ukrainiennes.

"Nous voyons l'impact de cette agression russe se manifester partout. Elle a peut-être contribué à la situation au Sri Lanka. Nous sommes préoccupés par les implications dans le monde entier", a-t-il déclaré ce dimanche lors de son déplacement en Thaïlande.

Après la prière dominicale de l'Angélus, le pape François a exprimé depuis le Vatican ce dimanche sa solidarité avec le peuple sri lankais. "Je m'unis à la douleur du peuple du Sri Lanka qui continue à subir les effets de l'instabilité politique et économique", a déclaré le pape argentin.

"Ensemble avec les évêques du pays je renouvelle mon appel à la paix et j'implore ceux qui dispose de l'autorité de ne pas ignorer le cri des pauvres et les besoins des gens", a conclu François.

Hortense de Montalivet