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Si les deux Corées se rapprochent de la paix, leurs langues se sont éloignées

Le leader nord-coréen Kim Jong Un et son homologue de la Corée du Sud Moon Jae-in, le 27 avril 2018.

Le leader nord-coréen Kim Jong Un et son homologue de la Corée du Sud Moon Jae-in, le 27 avril 2018. - Korea Summit Press Pool / AFP

Si les deux Corées semblent avoir fait un pas important vers la paix, ce vendredi, les langues utilisées au Nord et au Sud se sont éloignées au fil des années depuis la séparation entre Pyongyang et Séoul.

La Corée du Nord et la Corée du Sud ne seront peut-être bientôt plus en guerre. C'était le sens de la rencontre historique entre les leaders de deux pays vendredi. Kim Jong-Un et son homologue Moon Jae-in ont même publié un communiqué commun dans lequel ils annoncent "espérer que les pourparlers permettront d'aller vers un futur de paix et de prospérité pour toute la péninsule coréenne".

Si l'air du temps semble donc être au rapprochement, ce n'est pas le cas des langues respectives utilisées dans les deux états. La séparation des deux Corées depuis 1953 et la fin de la guerre a en effet favorisé le développement de deux idiomes qui s'éloignent l'un de l’autre à mesure que le temps passe.

L'exemple le plus frappant date de cet hiver. Aux JO de Pyeongchang, la Corée du Sud et celle du Nord avaient décidé de faire équipe commune dans l’épreuve de hockey féminin. D'un côté, les joueuses de Séoul utilisaient un vocabulaire largement emprunté à l'anglais, ce qui donnait "tee-pu-sh" pour "t-push" (une technique défensive de gardien). Chez les joueuses originaires de Pyongyang le terme était devenu "apuro jee chee gee", qu'on peut traduire littéralement par "le geste du gardien". L'encadrement de l’équipe avait donc mis au point un lexique pour que tout le monde se comprenne.

"Ce sont plutôt deux variétés d’une même langue"

Une bizarrerie, d'autant que les deux Corées partagent le même système d’alphabet, le Hangul, développé au 15e siècle pour remplacer les caractères chinois. Au Nord comme au Sud, on partage bien la même racine linguistique.

"Jusqu'à la fin du 19e siècle, l'aristocratie coréenne n'aimait pas particulièrement le coréen. Le chinois était la langue de culture comme le latin l’était en Occident", explique Marc Duval, maître de conférences à La Sorbonne, spécialiste de la langue coréenne. "Les gens parlaient le coréen, mais les hommes qui avaient le pouvoir écrivaient en chinois. C'est seulement au début du 20e siècle avec la colonisation japonaise que les Coréens ont commencé à se rendre compte de l'importance symbolique de leur langue. A ce moment-là, il y a eu une sorte d'unification de la langue coréenne, qui n’avait pas été standardisée depuis des siècles."

Selon Marc Duval, "il est difficile de dire que ce sont deux langues différentes. Ce sont plutôt deux variétés d’une même langue. Même si en termes de différences, c’est certainement plus important que celles qu'on peut trouver entre le français standard et le français de Suisse ou de Belgique". En moins d’un siècle, c’est déjà un exploit, qui s’explique surtout par la volonté politique du premier maître de Pyongyang, Kim Il-Sung. "Dans les années 60, il a mené une politique pour avoir un standard linguistique différent du Sud. L’idée était de fonder le coréen du Nord sur le parler de la masse populaire. On n’y croit pas mais théoriquement c’était ça. Par exemple, il a fallu inventer des néologismes pour l’équivalent de la police, puisqu’il n’y a pas de police en Corée du Nord, comme c’est le paradis communiste", raconte en souriant Marc Duval.

"Les deux langues ont évolué dans des contextes politiques et idéologiques différents qui se reflètent à travers la politique linguistique de chaque Etat", confirme Eunsil Yim, docteure en anthropologie à l'Ehess spécialiste de la Corée. "La Corée du Nord a entrepris plusieurs réformes à commencer par celle de 1948 (portant sur les règles grammaticale et orthographique) tandis qu'en Corée du Sud, la première réforme n'a commencé qu'à partir des années 1970 et a donné lieu à la nouvelle règle en 1988. Du point de vue nord-coréen, il est tout à fait légitime d'inventer sa 'langue standard' pour se distinguer de celle du Sud."

Une appli de traduction au Sud et un projet de dictionnaire commun

Le régime de Kim Jong-Un a lui aussi depuis longtemps banni tout recours à des mots de racines chinoises, mais aussi les anglicismes, quand le Sud capitaliste et libéral en a profité pour enrichir son vocabulaire. Depuis plusieurs années, des linguistes des deux Corées travaillent donc ensemble à l'édification d'un dictionnaire commun, longtemps retardé en raison des tensions entre les deux pays.

Au Sud, une application de traduction a même été mise à la disposition des réfugiés venus du Nord qui ne comprennent pas forcément tous les mots, et notamment du vocabulaire technique, qu'ils entendent une fois arrivés dans le Sud. "Selon les sources sud-coréennes, il existe 565 mots dont le sens se diffère d'une manière significative d'une langue à l'autre", reprend Eunsil Yim. "Le ministère de la réunification de Corée du Sud a mis en place un portail spécifique portant sur le vocabulaire nord-coréen." Exemple concret: dans un restaurant de Seoul, un menu se dira "menyu". Mais à Pyongyang, on dira "eumsikpyo", qu'on pourrait traduire littéralement par "tableau de repas".

Ce parler du Nord, les habitants du Sud en ont quelques aperçus, puisque des extraits des journaux télévisés de Pyongyang sont de temps en temps diffusés à la télévision. Et quand bien même ils ne comprendraient pas le mot qui leur est proposé, ils peuvent toujours faire l'effort de retrouver sa racine coréenne pour en déduire le sens. A l'inverse, "au Nord, ils ne doivent pas entendre le coréen du Sud, sauf avec les produits culturels importés illégalement qu'on peut trouver à la frontière avec la Chine", estime Marc Duval. Au final, il est donc plus aisé pour un locuteur du Sud de comprendre son homologue du Nord, que l'inverse.

Antoine Maes