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Conflit Israël-Iran: comment des décennies d'affrontements indirects ont mené à la rupture

Depuis des décennies, l'Iran et l'Israël se livrent à une guerre indirecte dans la région. L'attaque revendiquée de Téhéran sur le sol israélien est une première et constitue une rupture dans une stratégie menée depuis 1979, année où l'alliance originelle entre ces deux États a pris fin.

Une guerre qui sort de l'ombre. Dans la nuit de ce samedi 13 au dimanche 14 avril, l'Iran a mené une attaque d'ampleur sur Israël lançant près de 350 drones et missiles. Une offensive menée en riposte à une frappe contre le consulat iranien à Damas le 1er avril attribuée à Israël. Sept membres des Gardiens de la Révolution, le bras armé du pouvoir religieux de Téhéran, ont été tués.

Si aucun dégât matériel et humain majeur n'a été relevé du côté israélien, qui assure avoir intercepté la majorité des drones et missiles, les dommages sont géopolitiques. Un point de rupture a été franchi entre ces deux grandes puissances qui se livrent à une guerre indirecte depuis 45 ans.

• 1950-1979: le temps de l'amitié

Contrairement à ce que la situation actuelle laisse croire, l'Iran et l'Israël n'ont pas toujours été "des ennemis jurés". Bien qu'il se soit opposé à la création de l'État hébreu en 1948 à l'ONU, l'Iran tenait une position plutôt neutre dans le conflit israélo-palestinien et a été le deuxième pays musulman à reconnaître Israël.

À cette époque, Téhéran était dirigé par le Shah Mohammad Reza Pahlavi - le dernier monarque du pays - soutenu par les États-Unis. Par ricochet, les liens entre les Américains et les Israéliens étant déjà tissés, l'Iran a accepté de coopérer avec l'État hébreu. Tant au niveau diplomatique, économique que stratégique: Israël importait d'Iran une large partie de ses besoins en pétrole, en échange d'armes, de technologies et de produits agricoles.

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À noter qu'à ce moment-là, les deux pays sont isolés au Moyen-Orient. Que ce soit avec l'Égypte (crise du Canal de Suez en 1956) ou encore avec la Jordanie et la Syrie (la guerre des Six jours en 1967, la guerre du Kippour en 1973), Israël a des relations exécrables avec ses voisins. L'Iran, peuplé en majorité par des croyants chiites - une branche minoritaire de l'islam opposée au sunnisme - est également vu comme une menace par les pays arabes.

"La situation actuelle est un paradoxe par rapport à la longue histoire iranienne. Il n'y a historiquement, avant 1979, aucun passif avec Israël. Et la majorité des Iraniens ne sont sans doute pas anti-israéliens", note David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste du Moyen-Orient contacté par BFMTV.com.

• L'instauration de la République islamique d'Iran, le point de bascule

En 1979, la révolution de l'ayatollah Rouhollah Khomeini a raison du Shah. Le Guide suprême instaure une république islamique et fait des États-Unis, surnommés "le grand Satan", et par conséquent d'Israël, "le petit Satan", les ennemis du pays au nom du rejet de l'impérialisme et de l'Occident.

Téhéran s'engage alors pour la cause palestinienne: il cesse de reconnaître l'État hébreu et confie les clés de l'ambassade à l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), adversaire d'Israël.

"Le nouveau dirigeant iranien, l’imam Khomeini, joue la carte de l’antisionisme et de la solidarité islamique", explique la Revue Défense nationale.

Malgré leur différend, Israël ne tourne toutefois pas de suite le dos à son ancien allié. Il lui livre des armes au début des années 1980 pour l'aider à mener sa guerre contre l'Irak, dirigé par Saddam Hussein aux volontés hégémoniques.

"Jusqu’à la fin des années 1990, l’entente entre Israël et l’Iran reposait largement sur la menace représentée par le monde arabe", écrit Quentin Lenormand, professeur agrégé d'histoire à La Sorbonne dans cette revue.

L'Iran va de son côté former ses "proxys", soit des groupes armés qu'elle peut utiliser pour agir à son profit dans la région sans officiellement s'impliquer. En 1982, alors qu'Israël envahit le sud du Liban où est basé l'OLP, la République islamique va pousser la création d'une milice chiite, le Hezbollah. Une milice qu'elle finance et arme et qui se fixe pour objectif la destruction de l'Israël.

L'Iran va même développer plus tard ce qu'il appelle lui-même "l'Axe de la résistance", soit une alliance stratégique dans la région constituée du Hezbollah au Liban, du Hamas, des rebelles Houtis au Yémen, ainsi que d'autres milices chiites en Syrie ou en Irak. Son but: asseoir son influence dans la région face aux pays arabes et mettre la pression sur Israël, lui montrer qu'une réponse rapide sur plusieurs fronts est possible en cas d'attaque.

Si, jusqu'à la fin des années 1990, une coopération officieuse perdurait malgré tout, en 2005, les relations se sont crispées avec l'arrivée de l'ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne. Ce dernier prédit à de nombreuses reprises la disparition d'Israël et qualifie l'Holocauste de "mythe". L'Iran est alors vu par Israël comme sa principale menace dans la région.

• Des décennies d'affrontements indirects

Si les deux pays affichent ouvertement leur rivalité, ils n'ont jamais engagé jusqu'à ce mois d'avril de guerre ouverte. Jusqu'ici, les deux États multipliaient les actions l'un envers l'autre, sans avouer leur implication.

"Israël a commandité de nombreuses opérations clandestines d'éliminations ciblées", souligne David Rigoulet-Roze. Notamment pour tenter de freiner l'Iran dans sa quête de l'arme nucléaire. Par exemple, en 2020, le scientifique Mohsen Fakhrizadeh, acteur clé du programme nucléaire de Téhéran et haut gradé des gardiens de la révolution, a été assassiné. Si Israël n'a jamais revendiqué cet assassinat, pour Téhéran cela ne fait pas de doute.

"Israël a aussi frappé des sites iraniens et a mené des opérations de sabotage retardant de plusieurs mois leur programme nucléaire", détaille le spécialiste du Moyen-Orient.

L'État hébreu a par ailleurs multiplié les discours auprès des acteurs internationaux afin de les pousser à sanctionner le régime de Téhéran pour sa recherche sur le nucléaire. Des sanctions qui affaiblissent grandement l'économie iranienne.

Via ses "proxys", l'Iran est quant à lui accusé d'avoir commandité des attentats meurtriers. Les attentats contre l'ambassade d'Israël en 1992 et contre la mutuelle israélienne Amia en 1994, à Buenos Aires, ont fait au total plus de 100 morts et de 500 blessés. Le 12 avril dernier, la justice argentine a officiellement reconnu la responsabilité de l'Iran.

"L'Iran a également tenté d'éliminer des hommes d'affaires israéliens", nous explique David Rigoulet-Roze. En juin 2023, le Mossad, le service de renseignement extérieur israélien, a par exemple annoncé avoir "appréhendé" un Iranien qui projetait de tuer un homme d'affaires israélien à Chypre.

Israël accuse également l'Iran d'être à l'origine d'attaques de drones et de roquettes sur son territoire, ainsi que de plusieurs cyberattaques.

La Syrie, où une guerre a éclaté en 2011, a été un terrain d'affrontement indirect. Les deux États s'accusent aussi d'attaques de navires en mer Rouge ou dans le golfe d'Oman. "Il y a une multitude d'exemples", conclut David Rigoulet-Roze.

• L'attaque du 13 avril: une rupture stratégique

En envoyant plus de 350 drones et missiles sur Israël, l'Iran est sorti de la guerre de l'ombre. "On a tendance à minimiser ce qu'il s'est passé, mais il s'agit d'une rupture profonde, on a probablement passé un seuil car depuis le 7 octobre (l'attaque du Hamas en Israël, NDLR), les règles ont changé", analyse le chercheur.

"Depuis le 7 octobre, on a l'impression que ce qui constituait des lignes rouges est devenu caduc, avec tous les risques que cela comporte. Tous les seuils sautent les uns après les autres", ajoute-t-il.

Une frappe iranienne au-dessus d'Israël, le 14 avril 2024
Une frappe iranienne au-dessus d'Israël, le 14 avril 2024 © AFPTV / AFP

Le 1er avril, dans la frappe imputée à l'État hébreu que le porte-parole de Tsahal a assumé à demi-mot ce mardi, un homme-clé des rapports entre Téhéran et le Hezbollah, le général Mohammad Reza Zahedi, a été tué. Il était commandant en Syrie et au Liban de l'unité d'élite, les Forces Al-Qods, des Gardiens de la révolution islamique. Si depuis le début de l'offensive israélienne à Gaza, l'Iran s'était gardé d'élever de manière affrontement la voix, elle n'a cette fois pas voulu laisser cela impuni.

Même réaction désormais du côté israélien: les promesses d'une riposte se multiplient. On ne sait toutefois pas encore quelle forme elle prendra ni quand elle sera mise en œuvre. L'État hébreu appelle également à ce que d'autres sanctions soient infligées à la République islamique.

Le président iranien a quant à lui prévenu ce mardi que "la moindre action" d'Israël contre "les intérêts de l'Iran" provoquerait "une réponse sévère, étendue et douloureuse" de son pays.

Comme l'a dit le chef de l'ONU, Antonio Guterres lors de la réunion d'urgence du conseil de sécurité ce dimanche, "le Moyen-Orient est au bord du gouffre".

Juliette Brossault