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Ukraine

Provocations ou visées politiques: à quoi joue Evguéni Prigojine, le chef de Wagner?

Evguéni Prigojine s'affichant le 3 mars 2023 en Ukraine.

Evguéni Prigojine s'affichant le 3 mars 2023 en Ukraine. - AFP PHOTO / Telegram channel @concordgroup_official / AFP

Le patron du groupe paramilitaire Wagner est en conflit ouvert avec la hiérarchie militaire russe, qu'il accuse régulièrement de ne pas envoyer assez de munitions pour ses hommes. Alors qu'il multiplie les critiques envers l'état-major, certains observateurs lui prêtent des visées politiques.

Le 9 mai dernier, alors que Vladimir Poutine supervisait un défilé militaire à Moscou commémorant le "Jour de la Victoire" sur l'Allemagne nazie en 1945, Evguéni Prigojine éructait. "Le poisson pourrit par la tête. Donc si les missions sont fixées par des trouducs, le soldat quitte la tranchée, parce que ça ne sert à rien de mourir inutilement (...) Un soldat ne devrait pas mourir à cause de la stupidité de ses chefs", avait-il déclaré, dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux.

Depuis plusieurs mois, le chef du groupe paramilitaire Wagner est en conflit ouvert avec l'état-major russe, qu'il accuse de ne pas envoyer assez de munitions pour ses hommes, englués sur le front de Bakhmout. Evguéni Prigojine menace même de retirer ses troupes, alors qu'une contre-offensive ukrainienne se prépare.

Ce vendredi, le patron de Wagner a même accusé les troupes russes de "fuir" leurs positions près de Bakhmout, estimant que les défenses "s'effondrent" et affirmant que l'armée de Kiev avait fait une percée. "Les tentatives du ministère de la Défense dans le champ informationnel d'édulcorer la situation mènent et mèneront à une tragédie globale pour la Russie", a-t-il lâché, ajoutant qu'"il faut immédiatement arrêter de mentir".

Et le patron de Wagner d'assurer, une nouvelle fois, ne pas recevoir assez de munitions pour ses hommes, tandis qu'il ne reste selon lui plus qu'une vingtaine d'immeubles sous contrôle ukrainien à l'intérieur de Bakhmout.

Des ambitions politiques?

Si Evguéni Prigojine critique depuis des mois les commandants de l'armée russe, qu'il dépeint comme incapables, ses attaques verbales sont récemment montées d'un cran. Dans une Russie où Vladimir Poutine semble régner en maître, les attaques de l'homme de Wagner interrogent. Celui qui s'est d'ores et déjà porté candidat à la présidentielle ukrainienne prépare-t-il l'après-Poutine?

C'est ce que pensent de nombreux observateurs de la Russie, pour qui la rhétorique guerrière d'Evguéni Prigojine est une stratégie politique, avec le but d'afficher un franc-parler, à l'inverse des mensonges des élites. "Prigojine mène depuis six mois la campagne présidentielle de 2024. Il se pose quasiment face à Poutine. C'est le seul qui est sur le front", analyse pour BFMTV Sergueï Jirnov, ancien officier de renseignement du KGB. "Il s'impose comme un nouveau Trump russe, il est briseur de codes (...) il joue l'après-Poutine", ajoute-t-il.

Pour la directrice du centre Russie à l'Institut français des relations internationales Tatiana Kastouéva-Jean, invitée de LCI ce jeudi, "c'est un type de comportement qui peut attirer, qui peut faire des adeptes". Selon la spécialiste, le chef de Wagner "incarne cette aile radicale qui critique l'action des autorités politiques qui ne vont pas suffisamment loin".

Pour autant, malgré la rhétorique de plus en plus violente du "chef de Poutine", comme est surnommé le patron de Wagner, il a jusqu'à présent évité d'attaquer directement Vladimir Poutine, lui préférant ses deux cibles de choix: le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d'état-major Valéri Guerassimov, qu'il accuse déormais de vouloir "tromper" le président russe.

"Si tout est fait pour tromper le commandant en chef [Vladimir Poutine, NDLR], alors soit le commandant en chef vous déchirera le c.., soit ce sera le peuple russe qui sera furieux si la guerre est perdue", a-t-il lancé ce mardi. "Il y a un crime qui s'appelle 'la destruction du peuple russe' (...) Et c'est ce que fait un petit groupe", a-t-il encore cinglé, pointant du doigt l'état-major. "Pourquoi l'État n'arrive-t-il pas à défendre le pays ?"

Préparer l'après-Poutine

"Il est très difficile de tirer des conclusions de ces libertés de parole sur la qualité de la relation entre Prigojine et le Kremlin, qui le laisse faire depuis le début. Avec un bémol toutefois: Vladimir Poutine ne s'est pas empressé de légaliser Wagner. L'organisation reste hors-la-loi ; Prigojine peut sauter du jour au lendemain", rappelle dans les colonnes de La Croix Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique à l'Université Paris Nanterre.

"Ce qui est certain, en revanche, c’est que Prigojine cherche à se construire une personnalité politique. Ce capital qu’il se constitue a pour socle le franc-parler, l’honnêteté souvent grossière de celui qui dit les choses comme elles sont, sans filtre, notamment lorsqu’il disqualifie l’armée régulière (...) Le but recherché peut être de trouver une place dans le système politique actuel, ou bien dans l’après-Poutine, ces deux options ne s’excluant pas l’une l’autre", ajoute la chercheuse.

Une ligne dangereuse à tenir pour Evguéni Prigojine, dont l'organisation n'a jamais été officiellement reconnue par le Kremlin. Une garantie pour Vladimir Poutine, qui pourrait à tout moment prendre ses distances avec le sulfureux groupe, et mettre de côté, voire émiliner l'agitateur.

Pour Tatiana Stanovaya, chercheuse au sein du thin tank "Carnegie Russia Eurasia", interrogée dans les colonnes du quotidien, la réalité est toutefois "plus simple". "Evguéni Prigojine est parfois décrit comme un homme politique calculateur", mais "il traverse l'enfer" sur le front. "Il est en train de perdre beaucoup d’hommes chaque jour. On a affaire à des émotions et à de l’indignation", analyse-t-elle.

Fanny Rocher