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Wagner, soft power: comment la Russie accroît son influence en Afrique au détriment de la France

Banderole pro-Poutine au Burkina Faso en janvier 2023.

Banderole pro-Poutine au Burkina Faso en janvier 2023. - Olympia de Maismont

Emmanuel Macron se déplace ce mercredi en Afrique où il se rendra au Gabon, en Angola au Congo et en République démocratique du Congo d'ici dimanche. Tandis que la France cherche à redéfinir son rôle dans un continent qu'elle dit ne plus tenir pour son "pré carré", elle doit faire face à l'influence grandissante de la Russie.

Diminution de la présence militaire française sur place, coopération fondée sur les investissements plutôt que sur les aides, restitution d'œuvres d'art. Tandis qu'Emmanuel Macron démarre ce mercredi une tournée diplomatique qui l'emmènera au Gabon, en Angola, au Congo et en République démocratique du Congo en cinq jours, le président de la République a livré dès lundi sa vision d'un rôle redéfini de la France en Afrique

Avec une logique: le continent n'est pas, ou n'est plus, le "pré carré" de l'ancienne puissance coloniale. Encore faut-il qu'il ne devienne pas celui des Russes. Car depuis le déploiement de la milice Wagner dans les territoires que les Français ont dû quitter, jusqu'à sa diplomatie officielle, en passant par l'organisation de sommets économiques d'un genre nouveau, la Russie a replacé l'Afrique au centre de sa politique étrangère. Jouant à fond la carte de la concurrence avec une France en cours d'évincement.

Wagner met en musique la politique africaine du Kremlin

Sylvie Bermann, consultante diplomatie de BFMTV, a vu de près la reconfiguration africaine de l'entreprise internationale du Kremlin. Celle qui fut l'ambassadrice de France en Russie confie à BFMTV.com: "Quand je suis arrivée à Moscou, en 2017, l'intérêt russe pour l'Afrique m'a beaucoup frappée".

Le dispositif russe a une face émergée: le groupe Wagner. Si la guerre en Ukraine, la barbarie de ses unités et les déclarations tempétueuses de son chef Evgueni Prigojine, ont mécaniquement accru l'attention portée à la milice privée, celui-ci s'est implanté en Afrique bien avant ce conflit. Elle s'est d'abord imposée dans le paysage centrafricain, avant de s'exporter au Mali et au Burkina Faso. Là même où les troupes hexagonales ont été contraintes de plier bagages, sur fond d'une hostilité anti-française qui semble faire tache d'huile localement.

Ancien officier du KGB désormais réfugié en France, auteur récemment de L'Engrenage, Sergueï Jirnov confirme le jeu de vases communicants: "La Russie s'est installée au Mali, au Burkina Faso, pour remplacer les Français, elle joue très clairement la concurrence avec la France."

Si le groupe cherche à se glisser dans l'uniforme abandonné par les Français, il entend le faire à sa manière. Et pas à n'importe quel prix, enchaîne l'ex-cadre du renseignement soviétique: "Ce que fait Wagner est assez pernicieux. Avec très peu d'argent et de moyens opérationnels, ses hommes occupent la position que la France a voulu occuper en y consacrant, elle, de grands moyens."

Wagner voyage dans la valise diplomatique

Quant aux services offerts, ou plutôt vendus, à ses interlocuteurs, ils sont des plus pratiques. Il y a en premier lieu la formation des troupes nationales par des instructeurs.

"C'est aussi un petit commando qui va protéger le dictateur (...) et s'il y a des S300, des chars, ou même de l'artillerie, des kalachnikovs à vendre au passage... Et puis si vous n'avez pas d'argent, il y a bien une mine à exploiter qui traîne", continue Sergueï Jirnov.

Les minerais, la grande affaire des Russes de Wagner qui se nourrissent sur la bête, se payant en or au Mali, en or également en Centrafrique, où la soldatesque prélève aussi les diamants.

Attention à ne pas se méprendre cependant. Wagner n'est pas un électron libre, bataillant au gré de ses intérêts propres. La diplomatie russe est à la manœuvre. "Derrière Wagner, Sergueï Lavrov (le ministre des Affaires étrangères du Kremlin, NDLR) circule en Afrique et parle investissements et équipements. La Russie a vendu toute une flotte d'hélicoptères au Mali, c'est ça qui plaît aux Africains", remarque cette fois le journaliste Antoine Glaser, auteur entre autres du Piège africain de Macron.

La méthodologie employée pour noyauter marchés et administrations montre assez ce que le processus a d'hybride.

"La diplomatie est sur place, elle joue le premier rôle. Elle va lancer des pistes de développement avec tel ou tel gouvernement. Un membre de l'ambassade va présenter un 'civil' à ses interlocuteurs en disant 'voilà quelqu'un que je vous recommande et qui va reprendre le flambeau' et ce 'civil' c'est Wagner. En fait, ils arrivent avec Wagner dans leurs valises", décrit Sergueï Jirnov.

Wagner ne se borne donc pas à un exercice exclusivement militaire. Et ne s'occupe pas seulement de prédation économique. "Wagner est le moyen du soft power de la géopolitique russe", pose sans ambages l'ancien du KGB.

Soft power

Comme tout soft power - une politique d'influence passant par des moyens diffus investissant les champs de la culture et du quotidien en priorité -, il s'agit avant tout de faire œuvre de propagande. Et celle-ci préfère la violence à la subtilité.

En janvier, des dessins animés francophones de production russe ont ainsi inondé les réseaux sociaux africains. On y voit, dans l'un, la France représentée sous la forme d'un rat, dans l'autre, d'un serpent. Les soldats français - rebaptisés "les démons de Macron" - avancent comme des zombies. En face d'eux, un militaire malien est réapprovisionné en balles par un homme blanc, l'écusson wagnérien bien en évidence. Une fois secouru par la providence russe, le Malien peut vider son chargeur sur les Français.

La communication russe peut malgré tout adopter un visage plus avenant. "Les Russes savent aussi organiser des festivals, des spectacles folkloriques, ils ont projeté leur film sur la guerre en Ukraine dans les cinq pays d'Afrique où ils sont présents", exemplifie Sergueï Jirnov.

Mais la vraie force de frappe russe en la matière, ce sont bien sûr ses médias. Bannis d'Europe depuis l'invasion de l'Ukraine, ils tournent leurs paraboles et leurs processeurs en direction d'Alger, Kinshasa, Bangui. L'emblématique RT France noue des partenariats avec des chaînes continentales. Xenia Fedorova, sa directrice, s'est même vantée dans un post Telegram en date de septembre 2022, d'une "couverture totale d'audience de RT France en Afrique dépass(ant) les 36,5 millions de téléspectateurs".

Sputnik France a lui aussi sauté le pas devenant Sputnik Afrique. Un hommage qui est bien le moins quand on lit, ici, que le média réalise 22% de son trafic total auprès des Ivoiriens, Maliens et Burkinabés. Serguï Jirnov plaide pour qu'on n'oublie pas un dernier acteur: "Il y a la radio Moscou-Afrique qui émet en français et en anglais, qui est très écoutée en Afrique".

Russie-Afrique: un partenariat hissé à de nouveaux sommets (économiques)

Les voies du soft power étant par définition multiples, la Russie veille à diversifier encore les canaux de son influence. En effet, en octobre 2019, Vladimir Poutine a invité une quarantaine de chefs d'État et de gouvernement africains à Sotchi sur les bords de la Mer noire pour un forum économique Russie-Afrique. "Le sommet Russie-Afrique est fait sur le modèle de ce que font les Chinois depuis une quinzaine d'années", introduit la diplomate Sylvie Bermann.

"L'un des intérêts pour les chefs d'État africains est d'être sur la photo. Et puis les chefs d'État qui y vont savent qu'on ne les critiquera pas sur les droits de l'Homme. La Russie, quant à elle, se donne une influence", note encore Sergueï Jirnov: "Poutine s'offre un Davos africain en Russie, d'autant que des oligarques participent aussi au forum."

"Les Africains sont très partants", commente l'ancienne ambassadrice française à Moscou qui illustre: "En 2019, mes homologues africains m'avaient dit qu'ils étaient très contents d'avoir un partenaire supplémentaire."

Tout le monde doit bien y trouver son compte de toutes façons car la rencontre de Sotchi aura bientôt une petite sœur: la seconde édition du forum économique Russie-Afrique se tiendra en juillet 2023.

Multipolaire

Assistance militaire et formation, proximité et propagande, invitations en Russie... Le travail de sape paie. "Beaucoup de pays africains refusent de condamner la Russie (dans le dossier ukrainien, NDLR) à l'Assemblée générale de l'ONU désormais", constate Sylvie Bermann, tandis qu'Antoine Glaser chiffre:

"Lors de ce déplacement, Emmanuel Macron visite trois pays qui se sont abstenus récemment" au moment de voter de nouvelles sanctions internationales. À savoir le Gabon, le Congo (et non la République démocratique du Congo) et l'Angola.

Ce ralliement traduit la séduction géopolitique exercée par le Kremlin. "Chez les nouveaux non-alignés et dans le Sud global (c'est-à-dire les pays émergents les mieux intégrés à la compétition économique mondiale, NDLR), le discours de la Russie sur un monde multipolaire trouve un écho", observe Sylvie Bermann.

La tentation serait grande de ne voir ici qu'un grand jeu dont les participants africains seraient la dupe. Ce serait aller un peu vite, et surtout céder à une facile et coupable condescendance.

Antoine Glaser nous prévient: "Le problème des gouvernements et des populations africaines c'est la façon dont ils vont affirmer leur souveraineté. La Russie est pour eux un levier pour dire: 'On ne veut plus choisir notre camp'. Ils en ont marre que les anciennes puissances coloniales leur disent: 'Attention, les Chinois vont vous exploiter', 'Les Russes vont faire ci ou ça'. Ils nous répondent: 'Vous nous avez exploités des décennies durant, vous n'avez aucune leçon à donner'".

La Russie prospère sur le ressentiment anti-français

Ressentiment qui renvoie bien sûr à la faillite coloniale mais aussi à la Françafrique, ce réseau officieux, à la croisée de l'affairisme, de la diplomatie - parallèle ou non -, et de la politique, par lequel la France a tenté de maintenir son ingérence sur son empire perdu. Amertume qui nourrit encore pour partie les mouvements de colère dont la France fait l'objet actuellement de Bamako à Ouagadougou.

On pourrait d'ailleurs penser que la Russie n'est pas étrangère à ces opinions chauffées à blanc. Sylvie Bermann écarte toutefois l'hypothèse de la manipulation, lui préférant celle de l'habileté: "Le sentiment anti-français sert la Russie. Mais en Centrafrique, elle était déjà là depuis quelques années. Et pour le Burkina Faso, je pense que c'est un effet d'aubaine".

Le souvenir soviétique

Certes, la Russie se relance en Afrique, certes, elle a mis fin à un long hiatus de sa présence dans la région, mais sa politique africaine remonte en fait très loin. Jusqu'à une époque où elle était la première composante d'un ensemble qui la dépassait: l'Union soviétique. L'empire communiste - internationaliste de vocation et embarqué dans un conflit larvé avec le bloc de l'ouest - a soutenu les luttes révolutionnaires des peuples colonisés pour leur indépendance. Engagement dont les nations émancipées lui savent gré.

"La Russie est un pays, un empire différent de ce qu'il était sous l'Union soviétique, avec aujourd'hui des enjeux coloniaux et impérialistes analogues à ceux des puissances coloniales du passé. C'est plutôt du côté africain que ça se passe: il y a un actif russe qui est en fait un actif soviétique car beaucoup de pays africains la regardent comme la continuité de l'URSS qui avait reconnu l'indépendance de tant de pays entre les années 1950 et 1970", distingue Sergueï Jirnov.

Et derrière la Russie, le reste du monde

L'effet d'optique menace d'être bien trompeur tant le monde a changé, et la distribution plus éclatée qu'alors. Et la France, qui s'est longtemps crue seule en Afrique, commettrait à présent une cruelle erreur en croyant n'y être qu'à deux aujourd'hui, enfermée dans un unique face-à-face avec la Russie. "Il faut avoir bien conscience de la mondialisation de l'Afrique", lance Antoine Glaser.

Les statistiques corroborent l'idée d'un continent dorénavant ouvert aux quatre vents et à mille capitaux. Les commandes africaines en armes représentaient ainsi plus de 40% des recettes russes dans ce domaine en 2019. Mais la liste des interlocuteurs et créditeurs de l'Afrique ne s'arrête pas là. L'Inde et la Turquie gagnent des parts, et la Chine, surtout, est hors concours, pesant 18,8% du marché africain contre les 4 petits pourcents français.

Et si l'adversaire le plus crédible à l'expansion russe était en fait la Chine? Pas vraiment. Sans s'unir, la Chine et la Russie - dont l'opposition aux États-Unis a cimenté le binôme - n'entrent pas non plus en concurrence en Afrique. Elles ne courent pas après les mêmes lièvres. À la Chine, les grands projets, les programmes de développements, les infrastructures. À la Russie, la sécurité et la politique. "La preuve qu'ils ne sont pas en concurrence, on a assisté il y a quelques jours à des manœuvres militaires sino-russes avec l'Afrique du sud", pointe Antoine Glaser.

Celui-ci ajoute à ce tableau d'une Afrique mondialisée une dernière observation aux airs de coup de grâce: "Même les États-Unis savent que la France ne peut plus tenir dans son ancien pré carré et approche l'Afrique comme un enjeu géostratégique dans sa rivalité avec la Chine".

La France à bonne école

Il y a donc urgence. Le séjour africain d'Emmanuel Macron doit contribuer à rebâtir la relation France-Afrique, et sans cédille cette fois. Selon Sylvie Bermann, le chemin vers la réussite emprunte une ligne de crête, au-dessus de deux précipices: l'angélisme et la course à l'échalote avec la Russie voire la Chine. "Il faut arrêter de prêcher le bien, la vertu. Et il faut avoir des coopérations avec ces pays en fonction de leurs besoins et pas seulement pour contrecarrer le Chine et la Russie", nous dit-elle.

L'avenir réserve sans doute quelques impondérables sur cette route à plusieurs voies. "Je pense qu'après cette période de mondialisation de l'Afrique, avec ce contexte post-colonial pas vraiment soldé, il y aura une période de normalisation avec la France", prévoit Antoine Glaser.

Le journaliste spécialiste de l'Afrique insiste sur la nécessité d'un changement de pied: "Longtemps, la France a voulu créer des Africains à son image, ne les a aimés quand ils lui ressemblaient, en exportant et imposant son modèle. Il y a un passage important à négocier maintenant: passer du donneur de leçon à la position de celui qui à apprendre de l'Afrique".

Reste donc à savoir quel rôle compte endosser Emmanuel Macron pendant sa tournée.

Robin Verner
Robin Verner Journaliste BFMTV