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Pourquoi le poulpe prolifère actuellement sur la côte Atlantique

Un poulpe au port du Guilvinec, dans le Finistère, le 6 octobre 2021

Un poulpe au port du Guilvinec, dans le Finistère, le 6 octobre 2021 - Fred Tanneau-AFP

Ils pullulent au point de mettre en péril la survie d'autres espèces. Depuis plusieurs mois, les prises de poulpes se sont multipliées par 40, voire jusqu'à 100. Du jamais vu.

"Une fois, on a même fait 1,5 tonne en une seule journée", témoigne pour BFMTV.com Anthony Samséou, pêcheur au casier à Concarneau, dans le Finistère. "Je n'ai jamais vu autant de poulpes." Depuis un mois, ce professionnel qui opère sur un caseyeur a renoncé au congre - aussi appelé anguille de mer - pour le poulpe tant la pêche est miraculeuse. Lorsqu'il rentre de mer, il décharge ainsi quotidiennement de son bateau, avec quatre autres marins, 400 à 800 kilos de poulpes récupérés dans ses casiers. Contre seulement 10 à 20 kilos annuels les années précédentes.

Des pétoncles collés aux ventouses

Une aubaine financière alors que le poulpe se vend 7 à 8 euros le kilo - principalement écoulé sur les marchés espagnol, portugais et italien - contre 2 euros pour le congre. "On a des bateaux qui ont abandonné leur pêcherie traditionnelle, caseyeur, fileyeur, chalutier, pour ne plus pêcher que du poulpe", confie à BFMTV.com José Jouneau, président de Loire océan filière pêche, une association interprofessionnelle des Pays de la Loire. "C'est la première fois qu'on a une espèce invasive financièrement attrayante. On n'a jamais connu ça."

Comme Anthony Samséou, de nombreux pêcheurs se sont en effet tournés vers le poulpe. Notamment ceux qui récoltaient crustacés et coquillages, aujourd'hui décimés par cette espèce très vorace.

"Le poulpe est programmé pour grandir vite et vite se reproduire afin d'assurer sa survie", explique à BFMTV.com Julien Dubreuil, biologiste marin au Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Bretagne. "Donc, il doit beaucoup manger. C'est un animal opportuniste, homard, tourteaux, praires, Saint-Jacques, il mange tout."

D'ailleurs, quand le pêcheur Anthony Samséou les remonte à la surface, il n'est pas rare qu'il les retrouve avec des pétoncles, encore entières, collées aux ventouses. L'ouverture de la coquille Saint-Jacques a, sans surprise, été mauvaise, comme le rapporte Le Télégramme. Les céphalopodes, réputés pour leur intelligence, se servent même directement dans les casiers de pêche.

Des prises multipliées par 45... à 100

Une prolifération de poulpes dont atteste pour BFMTV.com l'organisation de producteurs Les Pêcheurs de Bretagne, qui compte 700 bateaux et 3000 pêcheurs. Sur les trois mois d'automne, 579 tonnes de poulpe ont ainsi été pêchées. Habituellement, sur la même période, les prises avoisinent les 13 tonnes. Ce qui représente une multiplication par près de 45.

Depuis le début de l'année, la criée de Quiberon a également enregistré 273 tonnes de poulpe. C'est plus de cent fois plus que l'année dernière, indique Jean-Marc Lizé, le directeur de la criée de Quiberon, à BFMTV.com. Un phénomène qui ne faiblit pas depuis le début de l'été. Un exemple caractéristique sur une seule journée mi-novembre: sur les 23 tonnes débarquées, 19 tonnes étaient du poulpe.

Pour Pascal Lorance, biologiste des pêches à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), ce type de prolifération n'est pas inhabituelle. "Il arrive qu'il y ait parfois des variations fortes dans l'abondance des espèces marines", observe-t-il pour BFMTV.com. Il cite ainsi le chinchard, un poisson pélagique, particulièrement abondant dans les années 1980 - une abondance qui a perduré près de dix ans. Et a contrario l'anchois du golfe de Gascogne, dont les stocks s'étaient effondrés en 2005 sans que la surpêche ne soit en cause.

"Le poulpe est une espèce à vie courte, en moyenne deux ans. Si, pour un ensemble de raisons, les larves et juvéniles ont survécu, il peut y en avoir subitement plus. Ce n'est pas impossible."

"Le poulpe a toujours été là"

Le biologiste Julien Dubreuil a d'ailleurs retrouvé des précédents dans les archives. "Des phénomènes semblables ont été décrits en 1900 et au milieu du XXe siècle." Pour la première prolifération citée, les pêcheries de crustacés de l'Île de Batz, Morlaix et Roscoff en avaient ainsi été mises à mal pendant deux ans. Et pour la seconde, dans la baie de Saint-Brieuc, la production de Saint-Jacques avait été lourdement impactée.

"Certains disent que le poulpe est arrivé sur la façade Atlantique, mais il a toujours été là", insiste le biologiste. "Ce n'est pas un déplacement de population, c'est une espèce locale. Mais comme elle est très dépendante des conditions hydro-climatiques, elle est parfois moins présente."

Ce que confirme Laure Bonnaud-Ponticelli, biologiste et spécialiste des céphalopodes. "Si une femelle poulpe n'est pas dérangée, elle peut pondre des dizaines de milliers, voire 100.000 œufs", assure-t-elle à BFMTV.com. Mais le chemin est long avant que quelques-uns de ces œufs ne parviennent finalement à l'âge adulte.

D'abord, les œufs n'éclosent que s'ils sont oxygénés par la mère. Leur phase paralarve peut ensuite être longue, de quatre à douze mois selon l'espèce - en l'occurrence eledone cirrhosa, ou pieuvre blanche, et octopus vulgaris, appelé poulpe commun. La survie des larves dépend également de leur dispersion dans les courants, de la puissance de ces derniers et de leur température. Enfin, certaines se retrouvent dans le plancton et finissent avalées par d'autres espèces.

"Combien de poulpes arrivent à maturité sexuelle? On ne le sait pas faute de recherche qui soit financée", déplore Laure Bonnaud-Ponticelli. "Mais pour la seiche, c'est un petit sur 1000."

Pas de suivi de cohorte

S'agit-il d'une simple reconstitution des stocks? "En 1962, un hiver particulièrement rigoureux a décimé les populations", note Pascal Lorance, de l'Ifremer. "Le poulpe avait alors quasiment disparu. Si, depuis, on en trouvait, ce n'était pas en quantité notable." Impossible cependant de savoir si on est revenu aujourd'hui au niveau d'abondance des années 1950, les populations de poulpes n'étant pas étudiées - il n'y a donc pas non plus de quotas de pêche.

Le changement climatique serait-il responsable de cette soudaine prolifération? C'est une piste évoquée par une étude publiée en 2016 dans la revue Current biology. Selon ses auteurs, la population mondiale de céphalopodes aurait globalement augmenté au cours des soixante dernières années grâce aux "changements environnementaux des océans". Mais difficile à prouver pour les poulpes pêchés dans les eaux françaises, nuance la biologiste Laure Bonnaud-Ponticelli:

"Sans suivi de cohorte, on ne peut pas l'affirmer. Mais les causes de cette prolifération restent multiples. L'année prochaine, il se peut que l'on ne trouve plus de poulpe en abondance, voire que la survie de l'espèce soit mise à mal en cas de surpêche. Impossible de le savoir à l'avance."

La reconstitution des stocks en question

Quoi qu'il en soit, ce qui semble d'ores et déjà inévitable, c'est la baisse des stocks de crustacés et coquillages, dont raffolent les poulpes. "On ne sait pas à quel point les stocks sont entamés, s'inquiète José Jouneau, de l'association interprofessionnelle des Pays de la Loire. On ne peut que constater que ce qu'on remonte, ce sont des coquilles et des carapaces vides. Ça va laisser des traces."

Quand il n'y aura plus de poulpes, "il n'y aura plus grand chose à pêcher", s'alarme également le biologiste Julien Dubreuil. "Ils ne laisseront plus grand chose derrière eux." Cela semble déjà être le cas. Des homards, cette semaine à la criée de Quiberon, il n'y en a eu que deux. Des vernis ou des Saint-Jacques, aucune.

Pour ces dernières, il faut attendre trois ans afin que les petites Saint-Jacques atteignent la taille réglementaire pour être pêchées. Les homards, c'est cinq à sept ans. "Pour ces espèces, s'inquiète Julien Dubreuil, la reconstitution des stocks sera bien plus longue que pour le poulpe."

https://twitter.com/chussonnois Céline Hussonnois-Alaya Journaliste BFMTV