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Un système d'irrigation par aspersion sur une plantation de maïs en juillet 2020 dans le sud-ouest de la France.

REMY GABALDA / AFP

Sécheresse: comment la technologie pourrait sauver les récoltes de demain

Ombrières, robots, capteurs... Pour économiser l'eau, des agriculteurs et des entrepreneurs français misent sur l'innovation. À l'avenir, leurs inventions pourraient permettre de limiter les dégâts des sécheresses.

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Plus que jamais, 2022 aura été l'année de l'eau. Ou plutôt, celle de son absence: au manque de pluie printanier s'est ajoutée une succession d'épisodes caniculaires durant l'été. Dans les campagnes, la sécheresse n'a pas laissé les champs indemnes. La production de maïs serait la plus faible depuis 1990, selon le ministère de l'Agriculture, tandis que les rendements en apparence stables du blé ou de l'orge cachent une grande disparité entre les régions et que les volumes s'annoncent moindres pour la pomme de terre. Certains éleveurs laitiers n'ayant plus assez d'herbe pour nourrir leurs vaches ont, eux, été contraints de réduire leurs cheptels.

De l'avis unanime des scientifiques, ces conditions climatiques exceptionnelles seront banales dans les prochaines décennies, à l'aune du réchauffement climatique. Ce qui est une sécheresse historique aujourd'hui sera une saison normale d'ici 2050. "L'eau devient une ressource rare, ce qui demande d'apprendre à gérer la rareté", avance la géochimiste et géophysicienne Fabienne Trolard, directrice de recherche à l'Inrae*. Pour le monde agricole, la question de l'eau est cruciale. L'irrigation assure la production d'une partie des cultures. Sans eau, pas d'agriculture.

C'est après avoir perdu un quart de la production de son exploitation horticole familiale, lors de la sécheresse en 2016, que Julie Davico-Pahin et son père ont fondé Ombrea. "Nous avions beau arroser, ce n'était pas suffisant pour compenser l'évapotranspiration", c'est-à-dire l’évaporation de l’eau du sol et celle transpirée par les plantes, se rappelle-t-elle. La start-up, installée dans le technopôle de l'Arbois au sud-ouest d'Aix-en-Provence, lance alors ses ombrières, un système de volets pilotés par intelligence artificielle qui s'ouvrent et se ferment pour moduler l'ombrage au sol.

Agriculture de précision

Ces ombrières permettent d'ajuster l'humidité, la lumière ou la température; grâce à elles, l'entreprise provençale assure pouvoir réduire de près d'un tiers les besoins en eau des cultures couvertes, en particulier le maraîchage et la viticulture, en limitant l'évapotranspiration de la plante. L'objectif est "d'apporter un écosystème stable" quelles que soient les conditions météorologiques, afin de modérer les effets des aléas climatiques, explique Julie Davico-Pahin, aujourd'hui directrice générale d'Ombrea. En six ans d'existence, elle a déjà levé 17 millions d'euros auprès d'investisseurs.

Ombrea n'est pas seule à avoir misé sur la technologie pour compenser le manque d'eau. En matière d'irrigation, l'innovation est foisonnante. L'agritech française s'est emparée de la question hydrologique. Des ombrières aux capteurs intelligents, en passant par les stations météo connectées, les idées poussent un peu partout dans l'Hexagone. Leur credo: l'agriculture de précision. On s'appuie sur le numérique et la technologie pour arroser moins, et mieux. À l'image de ce que l'on fait pour les engrais ou les pesticides, on veut mettre la bonne dose d'eau au bon moment et au bon endroit pour limiter le gâchis et utiliser au mieux chaque goutte.

Des ombrières Ombrea.
Des ombrières Ombrea. © Ombrea

Des solutions expérimentées en viticulture. Si l'on irrigue peu aujourd'hui, l'arrosage pourrait s'avérer indispensable à l'avenir pour assurer la pérennité de certains vignobles - le stress hydrique déséquilibre le vin parce qu'il donne des raisins plus sucrés et plus acides. "Cela pose problème aux appellations: les attentes sont difficiles à satisfaire avec des épisodes climatiques extrêmes d'une année à l'autre", explique Louis Bouchet, de l'entreprise héraultaise ITK. Il est chargé de développement pour Vintel, l'une des solutions développées par cette société, qui utilise la modélisation.

Ne pas remplacer l'agriculteur

Amalgamant le type de sol et de cépage, l'enherbement, la météo de la semaine suivante et précédente ou encore l'arrosage déjà effectué, l'application estime l'état hydrique de la parcelle en s'appuyant sur la modélisation, c'est-à-dire l'agrégation d'une multitude de données agricoles et météorologiques pour simuler ce qu'il devrait se passer dans les prochains jours. Partant de là, Vintel propose des recommandations d'irrigation précises aux viticulteurs pour assurer les rendements et limiter les pertes en cas de sécheresse. L'outil assure pouvoir réduire de 20% la quantité d'eau.

Mais ce type d'outil, assure-t-on chez ITK, n'a pas vocation à remplacer l'agriculteur qui garde la main sur l'arrosoir: c'est un OAD, un "outil d'aide à la décision". Plus concrètement, il ne décide pas à la place de l'exploitant agricole, mais il lui donne les clefs nécessaires pour prendre sa décision, en s'ajoutant à l'expérience et à la connaissance du terrain. "Sur les événements inédits, comme la sécheresse en 2022, il y a des conséquences qu'il ne peut pas forcément appréhender car les générations précédentes ne les ont pas connus", explique Serge Zaka, agroclimatologue chez ITK.

"La modélisation, c'est le GPS de l'agriculteur. Il faut aller du semis à la récolte: en cas d'événement inattendu, il peut changer de route, mais c'est à lui de choisir", reformule Serge Zaka.

Au nord de Strasbourg, à La Wantzenau, Fabien Metz cultive du blé, du maïs et de la moutarde sur les 120 hectares de son exploitation. L'agriculteur alsacien a recours depuis cinq ans à une station météo connectée Sencrop, qu'il avait initialement achetée pour s'aider à diminuer les traitements phytosanitaires. "Mais, à l'usage, nous avons observé des différences de pluviométrie entre l'est et l'ouest du village avec un collègue agriculteur" qui utilise le même outil, se remémore-t-il. Couplées à des capteurs dans les champs, ces stations météo informent à l'instant T sur la pluie, l'humidité ou la température de l'air.

Économies d'énergie

Sans pouvoir donner de chiffres précis, Fabien Metz assure avoir diminué sa consommation d'eau grâce à elle. "Ce que je vois par rapport à d'autres agriculteurs qui ne sont pas équipés, c'est que je démarre l'irrigation avec un décalage de cinq ou six jours. Cela représente une économie d'une semaine d'eau", note-t-il, alors que la sécheresse l'a contraint pour la première fois à arroser toutes ses cultures. Et moins d'eau - au-delà des questions environnementales - ce sont aussi des économies d'énergie: les motopompes qui remontent l'eau des nappes phréatiques pour irriguer les exploitations tournent le plus souvent à l'essence ou à l'électricité.

Un système Sencrop.
Un système Sencrop. © Sencrop

En Seine-et-Marne, Guillaume Lefort fait le même constat. Il utilise, lui, une station météo Weenat, conjuguée à des sondes capacitives d'Aqualis qui mesurent l'humidité dans le sol. Pour l'agriculteur francilien, ce n'est pas au cœur de la sécheresse que des tels outils trouvent leur utilité. "Cet été, c'était tellement sec que le tensiomètre était constamment dans le rouge", souligne-t-il. Mais ils permettent d'ajuster correctement l'irrigation lorsque les orages s'annoncent. "Quand on sait qu'il va pleuvoir 15 millimètres dans quelques jours, pas besoin de mettre 30 millimètres d'eau, la moitié suffit", précise-t-il.

"Un binage vaut deux arrosages"

Retour en Provence, sur le plateau de Valensole, où Denis Vernet cultive des céréales et du lavandin. Sur les terres de l'exploitation familiale de Montagnac-Montpezat, qu'il a repris avec son cousin, s'égrènent trois stations météo et une douzaine de capteurs, dont certains dans le sol. "Quand on a goûté à ces innovations, on a du mal à s'imaginer travailler autrement, on a l'impression d'y aller à l'aveugle", lance-t-il. Une tradition familiale: la ferme s'était déjà équipée, trente ans plus tôt, d'un tensiomètre, même s'il fallait alors traverser le champ pour le lire manuellement. "On a toujours accueilli ces outils", confirme-t-il.

Outre les céréales, il irrigue aussi son lavandin de deux à trois fois dans l'année, pour limiter la mortalité des arbrisseaux. Or un lavandin est planté pour plusieurs années. Il peut produire des fleurs pendant une décennie. S'il meurt, c'est donc une perte sèche. Sur son exploitation, comme sur celles d'autres agriculteurs des environs, la société du Canal de Provence teste les outils qu'elle développe. L'une des dernières innovations en matière d'irrigation: un capteur pour le lavandin mesurant le diamètre de la tige et estimant l'état hydrique de la plante en conséquence. Car ce n'est pas parce que le sol est humide que la plante est capable de pomper l'eau.

"Je crois beaucoup à l'innovation, mais il faut garder les pieds dans la terre. On ne pourra pas gérer sa ferme avec un ordinateur depuis son canapé", assure Denis Vernet.

Au-delà des capteurs, on commence aussi à voir des robots traîner dans les champs. Ils sont encore peu nombreux, mais ils peuvent aussi jouer un rôle dans l'irrigation. L'adage est connu: "un binage vaut deux arrosages", reprend Gaëtan Severac, cofondateur de Naïo Technologies, qui a développé plusieurs robots agricoles, dont une machine de binage. Binage qui, en ameublissant la couche superficielle du sol, améliore l'infiltration et limite l'évaporation. Une autre start-up, Osiris, s'apprête à tester son prototype de robot dédié à l'irrigation: l'entreprise nordiste veut déposer l'eau directement sous le feuillage, à la manière du goutte-à-goutte, tout en se déplaçant de parcelle en parcelle.

Des produits "biostimulants", des intrants qui agissent sur les processus des végétaux, sont aussi déployés dans certains champs. C'est l'idée d'Elicit Plant: envoyer un message à la plante avant qu'une sécheresse ne survienne pour qu'elle ferme ses stomates, les orifices par lesquels elle respire. La plante utiliserait moins les réserves d'eau dans le sol, promet l'entreprise, en cas d'application de son biostimulant. "Elle boit son verre d'eau moins rapidement", simplifie Aymeric Molin, l'un des trois fondateurs de la société, qui a développé ses produits pour le maïs et le soja dans les deux laboratoires installés sur les terres de sa ferme, en Charente.

Retour sur investissement

Toujours est-il qu'il y a un prix. Il faut compter quelques centaines d'euros pour un capteur, un peu plus pour une station météo et plusieurs dizaines de milliers d'euros pour un robot. Pour les agriculteurs, les économies promises ne doivent pas être englouties par le surcoût de l'innovation. Ces limites financières, dans les premiers temps d'Ombrea, ont freiné son développement. Pour contourner cet obstacle, l'entreprise a décidé de ne pas faire payer ses ombrières. Elle installe des panneaux solaires dessus et se rembourse avec l'énergie produite, revendue à des partenaires énergéticiens.

"Les agriculteurs sont des entrepreneurs. Ils réfléchissent avec un retour sur investissement", corrobore Martin Ducroquet, cofondateur de Sencrop, et lui-même fils d'agriculteur. Contrairement à l'image d'Epinal que l'on garde parfois en tête, l'agriculture a toujours été très entrepreneuse, ne serait-ce qu'en se souvenant de la révolution de la mécanisation au sortir de la deuxième guerre mondiale. Mais les cycles sont longs et les changements sont moins perceptibles qu'ailleurs: en agriculture, pour expérimenter une nouvelle manière de faire, il faut attendre la saison suivante à chaque essai.

"Je n'ai pas beaucoup de certitudes, mais je sais qu'au moment de ma retraite le métier n'aura pas grand-chose à voir avec le métier tel qu'il était quand j'ai commencé", estime Guillaume Lefort.

Les nouvelles générations, déjà, semblent acquises. "On a dépassé la catégorie des agriculteurs 'purs technos' qui prennent des risques. On voit l'évolution des mentalités", témoigne Jérôme Le Roy, fondateur de Weenat et également président de la Ferme Digitale, association qui regroupe l'agritech française. Pour en démocratiser l'usage et baisser le tarif d'entrée, certaines coopératives et chambres d'agriculture, comme celle d'Île-de-France, ont installé leurs propres réseaux de stations et de capteurs, mis à disposition des fermes du territoire. "Il faut prendre du recul", modère néanmoins Fabien Metz, "pour faire le tri entre ce qui est utile et ce qui est un gadget".

Sélection génomique

Si les idées des start-up prennent la lumière, le matériel classique se renouvelle aussi rapidement. Enrouleur, goutte-à-goutte, rampe… On oublie parfois que l'innovation est tout aussi foisonnante pour ces outils plus traditionnels. L'irrigation à dose variable ("VRI"), pour ne citer qu'elle, utilise une cartographie de la parcelle pour adapter zone par zone l'eau libérée par un pivot. "Il n'y a pas qu'une seule solution, il faut jouer sur tous les tableaux", considère Sophie Gendre, ingénieure spécialisée en recherche et développement sur l'irrigation à l'institut Arvalis. Du surcroît, "l'agronomie va rester centrale", complète-t-elle, évoquant le travail des sols ou la recherche génétique.

Un système d'irrigation à enrouleur dans un champ de maïs du Loiret en août 2020.
Un système d'irrigation à enrouleur dans un champ de maïs du Loiret en août 2020. © ERIC PIERMONT / AFP

Plus discrètement, cette dernière avance à grands pas. La sélection génomique, propulsée par la technologie Crispr qui a valu un prix Nobel à la chercheuse française Emmanuelle Charpentier, amorce probablement l'une des plus importantes révolutions agricoles. Il est désormais possible d'éditer précisément le génome d'une espèce végétale. "Si vous l'appliquez à la sécheresse, vous pouvez faire en sorte que la plante perde moins d'eau par les stomates ou que ses racines poussent plus en profondeur. On peut jouer sur des milliers de petits paramètres", illustre Christian Huygue, directeur scientifique à l'Inrae.

À Paris, Meiogenix (spin-off de l'institut Curie) planche sur le sujet. Par la sélection génomique, elle veut appliquer aux espèces cultivées la résistance au manque d'eau des espèces sauvages. "Cela prendrait vingt ans par des croisements ordinaires, nous pouvons le faire en cinq ans. Les plantes ont les solutions à tous les problèmes, il faut les aider à les utiliser", avance Luc Mathis, patron de l'entreprise parisienne, qui a aussi posé le pied outre-Atlantique sur le campus de l'université Cornell. Mais, en attendant le feu vert de Bruxelles, on reste encore au stade de la recherche en Europe, contrairement aux Etats-Unis.

Il n'y aura aucun remède miracle face au réchauffement climatique, et l'eau va invariablement manquer. Mais, juge Serge Zaka, l'innovation "sera une pièce de puzzle parmi toutes les pièces de puzzle" dont nous aurons besoin.

Jérémy Bruno Journaliste BFMTV