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Un an de guerre en Ukraine: comment la contrefaçon a explosé en Russie

Moscou a légalisé le vol de brevets des entreprises issues des pays qui lui sont "hostiles"

Moscou a légalisé le vol de brevets des entreprises issues des pays qui lui sont "hostiles" - Presley Ann / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

En réponse aux sanctions des pays occidentaux, la Russie a modifié la législation sur la propriété intellectuelle pour légaliser l'importation, l'exportation et la vente de produits contrefaits.

Difficile de démêler le vrai du faux dans les magasins en Russie. Depuis l'invasion de l'Ukraine, Moscou fait face à de lourdes sanctions commerciales et au départ de marques étrangères de tous secteurs d'activité. Les clients fortunés ont déserté Stoleshnikov Pereulok dépuis la fermeture des grandes maisons de couture comme Christian Dior, Fendi et Louis Vuitton.

La clientèle continue pourtant d'acheter les produits des grandes marques françaises. Certains font partie de vieux stocks d'invendus qui refont surface. Mais d'autres sont fraîchement arrivés sur le territoire. Une entorse aux embargos? Il s'agit en fait de faux qui passent tranquillement les frontières de la Russie. A l'entrée mais aussi à la sortie.

Importer légalement des produits contrefaits

Ce commerce illicite fonctionne en presque toute légalité. Comment? Grâce à une mesure unilatérale qui, en mars 2022, a légalisé l'importation en Russie de produits sans l'accord des détenteurs de la propriété intellectuelle. Un manière de légaliser insidieusement le marché de la contrefaçon, comme le montre une enquête publiée par le média spécialisé Glitz .

La Russie a légalisé le vol de brevets de toute personne affiliée à des pays "hostiles" à elle, déclarant que l'utilisation non autorisée ne sera pas indemnisée
La Russie a légalisé le vol de brevets de toute personne affiliée à des pays "hostiles" à elle, déclarant que l'utilisation non autorisée ne sera pas indemnisée © Fédération de Russie

Après la fermeture des grandes enseignes, Moscou a trouvé la parade en légalisant le vol de brevets des entreprises issues des pays qui lui sont "hostiles". Dans cette nouvelle législation, l'utilisation non autorisée d'un produit protégé par la propriété intellectuelle ne sera pas indemnisée.

Dans la liste de ces états "inamicaux", on trouve les 27 pays de l’UE, mais aussi Monaco, la Suisse, la Norvège, l’Islande, Saint-Marin, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, la Suisse, l’Albanie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande, Singapour, Taïwan et la Micronésie.

Nous avons contacté les douanes françaises pour savoir si elles avaient constaté une hausse de ces produits contrefaits. Elles ne disposent pas "de données relatives aux saisies de contrefaçons en provenance de Russie". Et pour cause, ces produits n'en viennent pas directement. Les marchandises transitent par d'autres pays pour être ensuite vendues.

Selon un article du quotidien turc Dünya publié par Courrier International, des entrepreneurs russes ont ainsi créé des sociétés d'import-export en Turquie pour acheter des produits européens et asiatiques afin de les expédier en Russie. Selon plusieurs rapports, des entreprises européennes et asiatiques utilisent aussi les ports turcs comme plaques tournantes pour les exportations vers la Russie.

Les enseignes occidentales ont quitté la Russie depuis l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022
Les enseignes occidentales ont quitté la Russie depuis l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022 © Kirill KUDRYAVTSEV

Partenariat avec la Turquie

Officiellement, les autorités russes disent continuer à vérifier l'authenticité des marchandises qui sortent ou entrent dans le pays. Officieusement, les douanes locales laissent passer les produits sans se soucier de leur origine.

Ces faux, principalement issus de Turquie, entrent aussi en Russie via les pays de l'Union douanière eurasiatique qui rassemble la Biélorussie, le Kazakhstan, l'Arménie et le Kirghizistan. Ce groupe géostratégique et géoéconomique a été créé par Moscou dans les années 2000 pour renforcer l’influence de la Russie sur ses voisins.

Des articles de maroquinerie contrefaits exposés dans un magasin d'Antalya (image d'illustration)
Des articles de maroquinerie contrefaits exposés dans un magasin d'Antalya (image d'illustration) © Jack Guez

Une fois sur le territoire russe, une partie des produits contrefaits y reste pour être vendue, l'autre est exportée. Ces échanges avec la Turquie qui a refusé de s’associer aux sanctions américaines et européennes contre Moscou, augmentent fortement.

En mai 2022, soit seulement trois mois après le début de la guerre, les exportations turques vers la Russie ont dépassé 790 millions de dollars, soit un bond de 46 % par rapport au même mois de 2021.

En octobre 2022, les importations russes ont plus que doublé tandis que les exportations vers la Russie ont grimpé de 90%. Selon l'Union européenne, la Turquie -qui est déjà le deuxième exportateur de contrefaçons vers l'Europe- serait en passe de rattraper l'Asie en termes de volume notamment grâce à ce nouvel "El Dorado" du faux.

Luxe, logiciels et produits d'entretien

En décembre 2022, le Global Anti-Counterfeiting Group (GACG) est allé vérifier en Turquie ces échanges commerciaux avec la Russie. Ankara a réitéré sa volonté de ne pas se plier à la législation internationale sur la contrefaçon.

Le marché de la contrefaçon offre un tel potentiel économique pour la Russie que l'Europe craint qu'au lieu d'importer les produits, ces derniers ne soient de plus en plus fabriqués directement sur le territoire russe où l'outil industriel et la main d'oeuvre sont plus que conséquents.

"La filière a les capacités industrielles et le savoir-faire pour produire des contrefaçons d'excellente facture", estime Glitz qui rappelle qu'avant la guerre, le secteur du textile-habillement était déjà la deuxième industrie du pays avec un chiffre d'affaires de plus de 50 milliards d'euros.
Le magasin Vuitton de Moscou
Le magasin Vuitton de Moscou © AFP

Le décret adopté en mars 2022 ne vise pas seulement les produits de luxe. Le numérique est aussi dans la stratégie de Moscou, comme le précise l'agence Tass.

"Le ministère du Développement numérique n'a pas fait de propositions d'exonération de responsabilité pour l'utilisation de logiciels sans licence", signale une dépêche du 5 mars 2022.
Les médicaments sont parmi les produits les plus contrefaits en Russie
Les médicaments sont parmi les produits les plus contrefaits en Russie © Yuri KADOBNOV

Le marché du faux vise également les médicamments ou les produits de grande consommation que l'on trouve dans les boutiques et les supermarchés. Même les "fartsovchtchiki", ces vendeurs illégaux disparus avec la fin de l'époque soviétique, sont réapparus. A cette époque, il faisaient entrer en URSS les produits américains qui faisaient rêver les jeunes et les classes moyennes: Coca-Cola, Levi’s et Marlboro.

Ce marché noir de produits contrefaits n'est en effet pas une nouveauté en Russie. Le site Russia Beyond affirme qu'en 2011, ils représentaient déjà 37% du circuit général de distribution.

Par ailleurs, "15% à 30% des produits cosmétiques, de la parfumerie, des vêtements, des produits d'entretien et des denrées alimentaires" étaient des contrefaçons.

A combien s'élève aujourd'hui la contrefaçon russe? Certainement à des milliards d'euros mais ni les douanes françaises, ni l'Union des fabricants pour la protection internationale de la propriété intellectuelle (Unifab) n'ont pu nous apporter de réponses tant les réseaux sont complexes à suivre et les quantités impossible à évaluer.

Pascal Samama
https://twitter.com/PascalSamama Pascal Samama Journaliste BFM Éco