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Allemagne: les mauvais calculs d'Uniper, le géant gazier au bord de la faillite

Trop lent sur le renouvelable, et abîmé dans un pari sur la manne gazière, le principal énergéticien allemand a suspendu ses prévisions financières pour l'année, comptant déjà sur un soutien public.

On peut avoir réalisé 163 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2021 et discuter six mois plus tard d'une participation d'urgence de la part de l'Etat. En Allemagne, le géant du gaz Uniper se trouve dans une situation financière délicate, étranglé par l'explosion du prix du gaz et par la réduction drastique de l'approvisionnement russe.

Alors que le robinet moscovite pourrait être coupé dès l'été, le groupe est au bord du gouffre. Plus grand importateur de gaz outre-Rhin, il navigue à vue du fait des incertitudes sur la durée des sanctions ou de l'attitude du Kremlin vis-à-vis de ses clients européens. Ses livraisons russes à long-terme baissent, et le groupe perd selon des analyses environ 30 millions d'euros par jour, en étant forcé d'acheter plus cher sur les marchés "spot", qui ont enflé.

Il a annoncé jeudi suspendre ses prévisions financières annuelles, et réclame des mesures de stabilisation de la part du gouvernement: garanties financières et sûretés, mais aussi augmentation de lignes de crédit existantes, ou même une prise de participation, qui pourrait s'avérer majoritaire. Son principal actionnaire actuel, le finlandais Fortum (qui détient 78% du groupe) a appelé de son côté à un "effort national et de tout le secteur".

Uniper manque cruellement de liquidités face à la hausse des cours, et ne reçoit pas non plus les commandes qu'il avait signé: il explique n'avoir pas perçu plus de 40% de la quantité de gaz prévue par ses contrats avec Gazprom depuis la mi-juin. Pourtant, l'allemand avait tout fait pour constituer ses stocks, allant jusqu'à avaliser rapidement le mécanisme de paiement en roubles exigé par Moscou - contre l'avis des autorités européennes.

Berlin pourrait accéder aux demandes de l'énergéticien du fait de l'urgence de ses besoins en approvisionnements: alors qu'il vise un remplissage à 90% de ses réserves pour l'hiver, le pays n'a comblé pour l'instant que 61% à peine de ses cuves.

Liquidités introuvables

Mais les problèmes du groupe ne sont pas exactement récents, et la situation en Ukraine précipite en fait la faillite d'un modèle d'affaires déjà fragile. Uniper s'était déjà lourdement endetté ses derniers mois, empruntant 8 milliards à Fortum en janvier pour contrer l'augmentation des prix durant l'automne.

Dans la foulée, il avait aussi sécurisé un premier soutien public via la banque de développement KfW, à hauteur de 2 milliards d'euros. Une "facilité de rattrapage en cas de nouveaux développements extrêmes sur le marché des matières premières", engrangée alors qu'Uniper décaissait déjà en urgence une ligne de crédit de 1,8 milliard signée auprès d'un syndicat de banques.

Un endettement massif supposé être conjoncturel: le marché des matières premières est gourmand en liquidités. Uniper estimait aussi devoir se couvrir (hedging) en achetant des produits financiers dérivés très consommateurs de billets verts. Mais cela n'inquiétait pas le groupe en début d'année.

La hausse des prix des matières premières entraîne une augmentation temporaire des exigences en matière de marges. Mais dans le même temps, cette hausse des prix des matières premières augmente la valeur des actifs sous-jacents d'Uniper dans le domaine du gaz et de l'électricité. Par conséquent, les perspectives de bénéfices structurels d'Uniper ne sont pas affectées par la hausse des prix", expliquait-il.

A la remise de ses résultats annuels début 2022, Uniper expliquait ainsi avoir massivement réduit son endettement net durant l'année 2021, de 3,05 milliards à 324 millions d'euros; mais cette réduction provenait surtout d'importantes sommes de cash disponibles. Elles se sont envolées depuis avec la hausse continue des prix, ramenant la dette à près de 2 milliards d'euros dès le premier trimestre 2022. Les 15 milliards de déficit (différence entre les paiements prévus et les recettes programmées) observables dans les comptes en fin d'année n'ont eux pas disparu.

Renouvelables insuffisants et roulette russe

Car au-delà de sa gestion financière, Uniper se trouvent dans une impasse stratégique marquée : l'énergéticien a tout misé sur le gaz et sur la Russie, deux choix aux vastes répercussions aujourd'hui.

Reprise par Fortum au spécialiste des réseaux électriques Eon en 2017, Uniper a un fort ancrage historique dans le charbon - au point de poursuivre les Pays-Bas en justice après leur décision de sortir de la houille en 2030. Son rachat devait permettre à Fortum de se diversifier en dehors de la distribution d'énergie, mais il a surtout triplé son empreinte carbone, poussant le Nordique à acheter de couteux quotas d'émissions carbone.

Le management d'Uniper s'est en outre opposé au deal, créant une confusion parmi les actionnaires existants et compliquant le rachat total: cinq ans après, Fortum ne détient toujours pas la totalité des parts et leur acquisition couterait encore plusieurs milliards d'euros, qui limitent les capacités déjà restreintes de Fortum de mener une véritable transition énergétique pour sa filiale, en l'orientant vers les renouvelables.

Résultat: là où Engie se fixait l'année passée l'objectif d'atteindre les 9GW de capacité en renouvelables, et où le principal concurrent d'Uniper, RWE, vise les 50 GW en 2030, la société ne compte développer qu'à peine 1,5 à 2 GW de solaire et d'éolien d'ici à 2025. Sans marges de manoeuvre financières, elle est restée dépendante du gaz, et à la merci des variations des derniers mois. Elle n'a investi que 500 millions d'euros environ en 2021.

Comme le souligne l'Institute for Energy Economics, Uniper a conservé son focus sur le fossile, quitte à surtout viser la compensation de ses émissions. Un pari là encore compliqué.

La stratégie de décarbonisation de l'entreprise dépend entièrement des innovations technologiques majeures, des progrès et de la mise en place d'infrastructures dans des domaines tels que le captage et le stockage du carbone à grande échelle."

Ces paris s'ajoutent à une autre mise déjà perdue: l'investissement en Russie. La principale filiale d'Uniper est Unipro, à Moscou, et la génération d'énergie sur la place rouge faisait l'objet d'un quart des investissements consentis en 2021, pour un revenu correspondant à 2% du chiffre d'affaires environ. La maison-mère, Fortum, réalisait 20% de ses bénéfices avant impôts en Russie en 2021.

Surtout, le groupe dépend fortement du gaz local et des infrastructures: Fortum a perdu 2,1 milliards d'euros à Moscou depuis le début de la guerre. Uniper a quant à lui annoncé 3,1 milliards de pertes au premier trimestre 2022, notamment liées à la détérioration de son investissement dans le gazoduc Nord Stream 2, reliant l'Allemagne à la Russie et mis à l'arrêt. Et ses importations de gaz sont à 54% russes.

Vers un "Lehman Brothers" de l'énergie ?

Les conséquences des difficultés du groupe pourraient être dévastatrices pour l'économie et la sécurité énergétiques allemandes. Uniper vendait l'année passée 235 milliards d'équivalent- kilowattheures de gaz directement à des revendeurs locaux, soit 10% de sa production environ. La proportion était la même pour l'électricité. Cela, sans compter ses millions de clients individuels. Les approvisionnements en gaz russe concernent donc toute le tissu économique germanique.

Le gouvernement d'Olaf Scholz pourrait actionner une clause présente dans la loi sur la sécurité énergétique allemande, permettant à Uniper et aux fournisseurs de répercuter les prix sur les clients. Le ministre de l'Economie et du Climat, l'écologiste Robert Habeck n'y consent pas.

La presse allemande évoque une troisième voie pour éviter à Uniper de s'effondrer financièrement : le gestionnaire des réseaux Trading Hub Europe pourrait prendre en charge les surcoûts pour les ajouter ensuite aux factures d'énergie de la population, pour contourner la clause.

Valentin Grille