BFM Business
Entreprises

"Le Bordeaux saccagé": les viticulteurs vent debout contre les bouteilles à 1,66 euro vendues chez Carrefour

Dans le cadre de sa foire aux vins, l'enseigne distribue des bouteilles d'appellation Bordeaux à un prix jugé inacceptable par les professionnels. Carrefour de son côté défend une opération promotionnelle "qui n’affecte en rien la rémunération des viticulteurs".

Une nouvelle promotion qui ne passe pas. Depuis le 19 mars, dans le cadre de son opération de foire aux vins, certains magasins Carrefour proposent une bouteille de vin rouge AOP (appellation origine protégée) Bordeaux "Comte de Maignac" vendue au prix de 1,66 euro si le client achète 6 bouteilles, seule, elle est proposée à 2,49 euros.

Selon le journal Sud-Ouest, 60.000 de ces bouteilles sont mises en vente en France par l'enseigne.

On trouve également un Château Fontana à 1,97 euro en achetant également 6 bouteilles (2,95 euros seule).

Ces tarifs planchers, inférieurs à des vins considérés comme très bas de gamme, a provoqué la colère des viticulteurs bordelais. "Toujours moins, les distributeurs creusent notre tombe" se désole sur X (ex-Twitter) la FNSEA 33. Le site spécialisé Vitisphère note même que ce prix est inférieur aux vins sans alcool ou qu'une bouteille de sangria de 1,5 litre.

Les producteurs, déjà en pleine crise à cause de l'inflation et de la baisse globale de la consommation de vin en France, évoquent ainsi "des premiers prix assassins".

"Prix indécents"

Et ils le font savoir. La FNSEA33 a ainsi organisé le 23 mars une opération coup de poing dans un des Carrefour participant à cette opération situé à Lormont dans le département de la Gironde pour "dénoncer les bas prix indécents dans les foires aux vins".

Dans les rayons, les premiers prix de la colère (qui avaient été retirés à temps par le magasin) ont ainsi été remplacés par des pieds de vigne arrachés, symbolisant le désarroi de la profession et les conséquences de cette politique tarifaire. Ils ont également remis avec ironie le "diplôme 2024 du premier prix le plus bas" au directeur du magasin.

Présent lors de cette opération à Lormont, Laurent Julian, responsable de Maison Johanès Boubée, la filiale vins de Carrefour (le négociant qui achète le vin en gros et qui l'embouteille) tente l'acte de contrition.

Face aux viticulteurs, il reconnaît "une maladresse" au vu du contexte économique de la profession. "Si on avait su la situation, on ne l'aurait pas fait", expliquant que le catalogue de la foire aux vins a été préparé il y a de nombreux mois.

Pour autant, il estime qu'un prix d'appel a vocation "à enrayer la chute des ventes de vin". Un argument que contestent les syndicats et les producteurs.

"Le Bordeaux ne mérite pas d'être saccagé ainsi"

Pour la FNSEA, "les 1ers prix tuent Bordeaux" et sapent l'image du vignoble. Ils exigent "3 euros la bouteille minimum pour rémunérer le producteur".

Un constat partagé par Bastien Mercier, vice-président du comité de lutte du collectif Viti33 et viticulteur. "Le Bordeaux ne mérite pas d'être saccagé ainsi, on ne peut pas le rabaisser au niveau d'un petit vin", explique-t-il à BFM Business.

Et de rappeler que la filière "a fait beaucoup d'efforts pour monter en gamme. 80% de nos exploitations sont à haute valeur environnementale et ici, le prix n'y est pas".

"Ce prix, c'est la dévalorisation de la marque. Quand le prix est trop bas, le consommateur pense que la qualité n'y est pas", souligne Stéphane Gabard, président du syndicat des vins de Bordeaux.

Interrogé, Carrefour indique que "le prix de 1,66 euro la bouteille est un prix promotionnel financé en intégralité par Maison Johanès Boubée et qui n’affecte en rien la rémunération des viticulteurs. Comme la plupart des fournisseurs de la grande distribution, la gestion de notre budget marketing sur l'année permet de financer des opérations commerciales. La moyenne de nos prix d'achat à l'année est supérieure au prix demandé par la profession."

Une affirmation contestée par Bastien Mercier: "le viticulteur a le couteau sous la gorge, il est obligé d'accepter un prix bas, il subit. Si Carrefour achète plus cher à l'un, il achète beaucoup moins cher à l'autre et en moyenne, ils ne font pas vivre l'agriculteur".

"Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre"

Et de détailler: "pour ce vin à 1,66 euro, ils ont acheté le tonneau à 800 euros, c'est de la vente à perte car le minimum moyen avancé par la Chambre de l'agriculture est de 1.300 euros".

Pour Serge Bergeon, Secrétaire général de la FNSEA33, "ce qui nous frappe le plus, c'est que la promotion de cette opération a été faite avant l'achat réel de la marchandise".

"Ce prix est anormalement bas, au vu des coûts de production, ce n'est pas possible", abonde Stéphane Gabard.

La direction de Maison Johanes Boubée a promis de recevoir la profession cette semaine.

Mais Carrefour n'est pas le seul à casser les prix, la filière a également dénoncé les pratiques de Lidl avec une bouteille de Bordeaux à 1,89 euro.

"Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre, tout le monde le fait, ils se battent pour proposer le prix le plus bas sur le dos des producteurs", se désole Bastien Mercier qui en appelle aussi au consommateur qui selon lui n'est pas obsédé par le prix bas en matière de vin.

Le secteur mise également sur une réunion avec la grande distribution, les négociants et un ministre en avril prochain pour obtenir des avancées mais pour le moment, il n'y a rien d'officiel.

"Là on travaille tous sur nos vignes mais si rien ne bouge après cette réunion, on prendra de nouvelles mesures", prévient le viticulteur.

"Il faut que la Foire aux vins ne soit plus la Foire aux prix", ajoute Serge Bergeon. "C'est la course à l'échalotte entre les distributeurs. Il y a une prise de conscience et des annonces ont été faites par le gouvernement suite à la crise des agriculteurs. Entre producteurs et grossistes, ça ne fonctionne pas. Il faudra passer par la loi et la coercition car la bonne volonté de ne suffit pas", conclut Stéphane Gabard, président du syndicat des vins de Bordeaux.

Olivier Chicheportiche Journaliste BFM Business