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Pénurie de puces: des solutions arrivent (mais ce ne sont pas les bonnes)

Relocalisations en Europe, augmentations des capacités de production et nouvelles usines en Asie... ces leviers ne résoudront pas la crise des semi-conducteurs et pourraient même mettre en difficulté le secteur à terme, estime une étude.

Parfaitement inconnus du grand public il y a deux ans, les semi-conducteurs sont désormais sur toutes les lèvres à cause de la pénurie qui les frappe. De quoi provoquer des difficultés dans la chaîne d'approvisionnement de différents secteurs, notamment celui de l'automobile.

La crise est telle que les gouvernements et les entreprises du secteur cherchent dans l'urgence à palier cette situation. L'Europe veut investir des milliards, relocaliser la production. Les fondeurs (les entreprises qui fabriquent les puces) promettent de leur côté de nouvelles usines et des capacités de production rehaussées.

Des solutions qui arrivent trop tard et dont les effets risquent d'être en complet décalage avec la réalité du marché lorsqu'elles seront opérationnelles. C'est l'avis de Mathilde Aubry, enseignant-chercheur, titulaire de la chaire management de la transformation numérique de l'EM Normandie dans un rapport.

Le réveil tardif de l'Europe

A Bruxelles, c'est le branle-bas de combat avec l'annonce de l'initiative Alliance microélectronique visant à renouer avec une production européenne de semi-conducteurs. 20 à 30 milliards d’euros y seront consacrés pour commencer a indiqué Thierry Breton, commissaire européen, et jusqu’à 20% du plan de relance soit 145 milliards d’euros pour des puces de quatrième génération.

Une belle enveloppe qui a dû se perdre à la poste. Comme le rappelle la chercheuse, "en 2008, le sénateur Claude Saunier publiait un rapport très documenté intitulé L’industrie de la microélectronique : reprendre l’offensive. Ce rapport était annonciateur de ce que nous vivons actuellement. L’auteur s’inquiétait alors que: l’Europe renonce à produire les composants et préfère se spécialiser dans la conception des circuits. Il estimait "qu’une telle orientation conduirait à terme à la disparition de la microélectronique européenne et à la perte de compétitivité globale de pans entiers de l’économie".

Mieux vaut tard que jamais néanmoins. Mais malgré les sommes colossales qui vont être investies pour cette relocalisation de la production, Mathilde Aubry estime qu'il s'agit d'une "fausse bonne idée".

"La facilité est souvent de mauvais conseil", raille-t-elle. "De manière très schématisée, les produits, conçus aux États-Unis et produits en Asie du Sud-Est, sont ensuite utilisés dans les produits électroniques fabriqués en Chine pour être consommés partout dans le monde, notamment en Europe. Le secteur des semi-conducteurs nécessitant des investissements très lourds, une production concentrée sur certaines entreprises ou certaines régions permet donc d’obtenir des économies d’échelle. Si chacun souhaite produire sur son propre territoire, la conséquence risque d’être un accroissement des coûts donc des prix", écrit-elle.

"Et quels types de semi-conducteurs seront produits sur le territoire: les semi-conducteurs de dernière génération ou ceux que recherche le secteur automobile par exemple, moins à la pointe?", s'interroge-t-elle.

Quand les capacités de production auront augmenté, la demande aura baissé

Autre levier actionné par les géants du secteur: la construction de nouvelles usines et l'augmentation des capacités de production des unités actuelles. Autant d'initiatives qui prendront beaucoup de temps à être opérationnelles.

"Investir maintenant dans de nouvelles fabs (usines de fabrication) ne permettra d’augmenter la capacité de production qu’au bout de plusieurs mois, voire de plusieurs années. Pour donner un ordre d’idée, quand l’entreprise fabriquant le plus de semi-conducteurs au monde (TSMC) annonce la construction d’une nouvelle usine en septembre 2021, elle prévoit que la production pourra débuter… en 2024", souligne Mathilde Aubry.

Surtout, quand ces nouvelles capacités seront opérationnelles, la demande ne sera plus la même. Le secteur "est caractérisé par une alternance de phases durant lesquelles l’offre est supérieure à la demande et de phases durant lesquelles c’est l’inverse".

Conséquence, "quand toutes les nouvelles fabs seront opérationnelles, la hausse des prix que nous pouvons connaître actuellement aura entraîné une baisse de la demande. La conséquence sera alors une nouvelle phase de surplus (offre supérieure à la demande). Ces usines risquent de ne pas être rentables, d’autant plus qu’elles deviennent, dans ce secteur, rapidement obsolètes".

Et de prévenir: "On ne décide pas de produire des semi-conducteurs comme on décide de produire des masques: l’ajustement entre l’offre et la demande est difficile. Il s’avère que les principales victimes de cette instabilité sont les entreprises de semi-conducteurs et leurs salariés. Elles oscillent entre des périodes durant lesquelles la main-d’œuvre manque et des périodes durant lesquelles les plans sociaux se multiplient".

Il faut reverticaliser le secteur

Que propose alors la chercheuse pour atténuer ces cycles de pénuries et d'abondance de semi-conducteurs? L'idée est de rapprocher à nouveau fabricants de semi-conducteurs et fabricants de produits. Historiquement, les fondeurs européens étaient intégrés aux industriels: NXP appartenait à Philips, Infineon était une entité de Siemens tandis que STMicroelectronics était rattaché à Thomson.

Puis, les fabricants de semi-conducteurs se sont éloignés doucement des fabricants de produits finaux. "Cette déverticalisation s’est même accentuée par la suite avec la création de fabless et de fonderies. Les fabless sont des entreprises du secteur qui ont fait le choix de ne se concentrer que sur la recherche/la conception et de ne pas produire. À l’inverse, les fonderies sont des entreprises qui ont fait le choix de produire seulement sans concevoir. La conséquence est qu’il est aujourd’hui plus compliqué d’ajuster les semiconducteurs aux besoins des entreprises utilisatrices", souligne l'auteure.

Alors, l'idée n'est pas de retisser des liens capitalistiques entre les fondeurs et les fabricants de produits. Mathilde Aubry plaide pour de la coopération. "Elle peut lier des firmes concurrentes sur le marché, c’est une coopération horizontale. Elle peut aussi rassembler une firme en amont qui fournit un bien intermédiaire ou des matières premières et une firme en aval qui les utilise comme un input pour produire, c’est une coopération verticale".

"Les problématiques des entreprises sont complémentaires: les fabricants de semiconducteurs ont besoin de s’assurer que leurs produits peuvent correspondre aux besoins des utilisateurs finaux, et les fabricants de produits finaux ont besoin de s’assurer qu’ils pourront s’approvisionner en composants électroniques: cela justifie la coopération verticale en R&D notamment", explique-t-elle.
Olivier Chicheportiche Journaliste BFM Business