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Médicaments: pourquoi la vente de Biogaran est une menace pour la souveraineté industrielle française

Le laboratoire Servier a déclenché la mise en vente de sa filiale Biogaran, leader français des génériques qui détient 32% des parts de marché en France. L'opération pourrait aboutir à une délocalisation de la production.

Bruno Le Maire et Roland Lescure multiplient les déplacements pour promouvoir la réindustrialisation française depuis plusieurs mois. Un dossier pourrait pourtant bientôt faire tâche dans la stratégie du gouvernement en la matière: la revente de Biogaran, filiale du laboratoire Servier.

Ce dernier souhaite se consacrer à des actifs stratégiques et notamment se renforcer dans le domaine des traitements oncologiques. Une décision qui se ferait au détriment d'actifs moins rentables, comme Biogaran qui souffre de prix de ventes particulièrement faibles sur le marché français des médicaments génériques.

"Depuis quelques années, Servier a opéré un virage majeur dans les traitements innovants, notamment en oncologie, déclare le laboratoire. Comme pour toute entreprise, les revues stratégiques sont régulières pour maximiser le potentiel de toutes nos activités. Concernant Biogaran, aucune décision n’est prise."

La filiale détient 32% de parts de marché en France et représente environ un quart du chiffre d'affaires de Servier. À défaut d'usines propres sur le sol français, Biogaran a recours à des contrats de sous-traitance locale afin de produire la moitié de ses 350 millions de boîtes de médicaments annuelles en France et la quasi-totalité en Europe. Des contrats qui pourraient ne pas être renouvelés en cas de revente, ce qui se traduirait par une délocalisation de la production.

Comment endiguer les pénuries de médicaments ? - 22/02
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Fragilisation de la production française et aggravation des pénuries de médicaments

Déclenchée depuis près d'un an, la mise en vente de Biogaran a suscité l'intérêt de quatre candidats qu'il est possible de distinguer en deux catégories: d'une part, le fonds BC Partners et un fonds en tandem avec un industriel français dont les offres de rachat se situeraient autour de 700 millions d'euros et d'autre part deux génériqueurs indiens, Torrent Pharmaceuticals et Aurobindo Pharma.

"Les Indiens n'ont pas encore fait d'offre mais ce sont eux les vrais candidats, explique Frédéric Bizard, professeur d'économie à l'ESCP. Les autres, c'est pour faire monter les enchères et rassurer sur le fait qu'il y a des candidats européens."

"Les Indiens sont les leaders mondiaux de la production de médicament ancien, ils en produisent un sur deux. La 'pharmacie du monde' a 4.400 usines sur son sol contre environ 200 en France."

Le spécialiste, qui déplore les baisses successives des prix de vente des médicaments orchestrées par l'État dans une logique budgétaire, estime ainsi que "les Indiens ne vont pas faire de sentiments et rester avec des marges réduites en conservant leur base de production en France."

Pire, cela accentuerait le risque de pénuries aggravées car la filiale de Servier assure un rôle de stabilité dans la distribution et l'approvisionnement de médicaments anciens.

Une délocalisation de Biogaran fragiliserait encore un peu plus le réseau de production de médicaments en France et risquerait d'aggraver les phénomènes de pénurie a pointé jeudi Xavier Bertrand, président LR de la région Hauts-de-France, sur BFMTV.

"C'est devenu la chasse au trésor pour obtenir certains médicaments. (...) Biogaran produit des génériques et vous avez deux acheteurs potentiels, des groupes indiens. Il y a un risque que cette production de générique soit faite ailleurs qu'en France. Il y a des emplois à la clé et de la disponibilité de médicaments", a prévenu Xavier Bertrand sur BFMTV.

"Je demande au gouvernement de s'opposer à cette vente tant qu'on aura pas un acheteur européen", a lancé le président de la région Hauts-de-France.

Pas de finalisation avant les élections européennes?

Face à cette menace, le ministre de l'Industrie s'est exprimé jeudi à l'occasion d'un déplacement à Bessé-sur-Braye, dans la Sarthe, pour inaugurer une usine de gants à usage unique. Afin d'assurer l'approvisionnement de l'Hexagone en médicaments produits, Roland Lescure a brandi "l'arme" de la procédure IEF qui permet à l'État de contrôler certains investissements étrangers en France en particulier dans des secteurs stratégiques. "On peut la mobiliser pour s'assurer qu'au cas où le repreneur serait étranger, on mette un certain nombre de conditions à cette reprise, voire même pourquoi pas refuser la reprise", a-t-il insisté.

"On va examiner les offres de reprise de manière très précise pour s'assurer que l'approvisionnement de la France en médicament soit garanti et que l'empreinte industrielle le soit elle aussi tant que possible."

Frédéric Bizard confirme cette possibilité d'un veto étatique à la revente. "Mais encore faut-il qu'il y ait une mise en danger d'une souveraineté, ce qui serait excessif dans ce cas là, tempère-t-il. En revanche, on est sur un actif stratégique de part la capacité à approvisionner le marché français en médicaments donc l'État pourrait imposer que le siège reste en France, que les emplois soient préservés."

Il rappelle toutefois que la limite de ces conditions que pourrait poser l'État au repreneur est leur applicabilité dans le temps. À cet égard, le professeur d'économie à l'ESCP anticipe une finalisation de l'opération au second semestre 2024: "une cession de Biogaran aux Indiens avant les élections européennes ferait mauvaise figure."

Timothée Talbi avec AFP