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Guerre en Ukraine: comment le blé est devenu une arme géopolitique

Non seulement Vladimir Poutine a quasiment la main sur les exportations de céréales ukrainiennes mais il peut en plus compter sur les difficultés des autres pays exportateurs. Les Occidentaux cherchent eux des solutions pour faire sortir le blé d'Ukraine.

Si la question de la dépendance de l'Europe au gaz et au pétrole russes est au centre du conflit qui se joue entre la Russie et l'Ukraine, celle du blé est aussi sensible voire encore plus inquiétante.

Grâce à ses terres très fertiles, l'Ukraine était en 2018 le 5e producteur mondial de maïs, le 8e producteur de blé, le premier producteur de tournesol, le troisième producteur de sarasin. Au global, dans le monde, 12% des exportations de céréales viennent d'Ukraine. Et si on ajoute la Russie, qui ne peut exporter ses grains à cause des sanctions internationales, c'est un tiers du blé mondial qui provient des deux pays.

Moyen de pression

Or de nombreux Etats sont très dépendants du blé ukrainien. Ses productions nourrissent le marché mondial car l'Ukraine a des besoins intérieurs limités et peut donc massivement exporter. En théorie.

L'invasion russe a en effet complètement changé la donne, les ports ukrainiens sont bloqués par les Russes, les exportations paralysées: 20 millions de tonnes de céréales sont en attente. Conséquence: les prix du blé ont flambé de 40% depuis le début de la guerre en Ukraine sur le marché européen (Euronext). La tonne se négocie actuellement à 400 euros.

De quoi faire craindre une crise alimentaire et sociale aigüe notament pour des pays comme l'Egypte premier importateur mondial de blé (50% de son blé provenaient de Russie et 30% d’Ukraine. Le pays exporte également une grande partie de sa production de blé et de maïs vers la Chine, l'Algérie, la Libye, mais aussi la Tunisie, le Maroc et le Nigeria.

"On s'attend à des troubles sociaux dans ces pays importateurs dans les prochains mois", confirme sur BFM Busuness ce vendredi Arthur Portier, consultant chez Agritel.

La Russie a bien pris la mesure de ce moyen de pression et fait aujourd'hui du blé une arme géopolitique afin d'obliger les pays occidentaux à mettre fin à leurs sanctions.

Faire plier les occidentaux

Le président russe Vladimir Poutine s'est ainsi dit jeudi prêt à aider à "surmonter la crise alimentaire" provoquée par le blocage de céréales ukrainiennes et russes en raison du conflit en cours, sous réserve d'une levée des sanctions contre Moscou.

La Russie "est prête à apporter une contribution significative pour surmonter la crise alimentaire grâce à l'exportation de céréales et d'engrais, sous réserve de la levée par l'Occident des restrictions à motivation politique", a déclaré le président russe.

Ce vendredi, "Vladimir Poutine a souligné que les tentatives de rendre la Russie responsable des difficultés de livraison des produits agricoles sur les marchés mondiaux étaient sans fondement", indique le Kremlin dans un communiqué.

Le chef de l'Etat russe a une nouvelle fois pointé les "sanctions antirusses des Etats-Unis et de l'Europe" comme cause de la crise alimentaire.

Un allié surprise: l'Inde

La stratégie du Kremlin est facilitée par un allié surprise: l'Inde. Le pays est le deuxième producteur mondial de la céréales (110 millions de tonnes l'an dernier) mais l'essentiel de sa production est destiné à sa consommation domestique.

Au début de la guerre, le pays s'était dit à exporter un peu de sa production (chose qu'il ne fait traditionnellement jamais) pour soulager les pays importateurs. Mais décide finalement de se raviser.

"Malheureusement il y a eu la vague de chaleur en Inde", a expliqué le ministre du Commerce, "le blé s'est racorni" et les estimations de production ont dû être révisées à la baisse.

Dans ce contexte, "nous devons faire attention à notre sécurité alimentaire nationale", s'est justifié le ministre, disant aussi "ne pas vouloir que des gens profitent de la misère des pauvres" en achetant et stockant de grandes quantités, en vue de les remettre sur le marché plus tard à des prix beaucoup plus élevés.

La production des autres pays exportateurs freinée

Comme l'explique Arthur Portier, consultant chez Agritel: "La demande internationale se concentre sur très peu d'exportateurs, il y a notamment la France, les Etats-Unis qui sont actuellement eux-mêmes en proie à des difficultés en raison d'une météo néfaste, de la sécheresse, ce qui renchérit le prix du blé. Il y a aussi le Canada mais qui éprouvent des problèmes avec les semis".

"La météo est en train de prendre le pas sur la géopolitique et anime les marchés" poursuit-il.

Les Européens cherchent des solutions

Les Occidentaux cherchent actuellement des solutions pour sortir le blé ukrainien du pays et soulager les marchés mondiaux. Le port roumain de Constanta pourrait être l'une des solutions mais ses capacités sont limitées à 90.000 tonnes par jour. Surtout, il faut acheminer les grains depuis l'Ukraine par train vers ce port. Or, l'écartement des voies de chemins de fer est différent entre la Roumanie et l'Ukraine. Il faut donc décharger les grains et les recharger sur un autre train: une opération complexe et surtout très longue.

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L’idée serait d’escorter les cargos transportant les céréales d’Ukraine par des navires de l’Alliance Atlantique. Mais ce scénario est très risqué: que se passerait-il en cas de passe d'armes entre des bâtiments russes et occidentaux? Par ailleurs, sa mise en place dépend de la bonne volonté de la Turquie qui a la main sur le trafic maritime à travers le Bosphore, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre.

Dans le même temps, la DB, la compagnie ferroviaire allemande tente d'extraire d'Ukraine des quantités massives de céréales via la Pologne en direction des ports du nord de l'Allemagne pour leur exportation.

A terme, les Occidentaux veulent combiner les deux modes de transport. Mais rien ne dit que cela sera suffisant: les trains embarquent bien moins de céréales que les gigantesques cargos qui sont traditionnellement utilisés. Il faut ainsi 15 trains pour avoir l'équivalent d'un cargo.

Olivier Chicheportiche Journaliste BFM Business