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ENQUÊTE - Derrière Elliott, Pernod Ricard sent la menace de ses rivaux

Alexandre Ricard, PDG du groupe Pernod Ricard

Alexandre Ricard, PDG du groupe Pernod Ricard - ERIC PIERMONT / AFP

Le PDG Alexandre Ricard s’interroge sur les intentions de son nouvel actionnaire. L’ombre de ses deux rivaux Diageo et LVMH plane alors que le secteur se prépare à une consolidation.

Le coup de téléphone n’a duré que quelques minutes ce mardi 6 novembre. D’un ton sec, le PDG de Pernod Ricard expédie l’appel. A l’autre bout du fil, Alain Minc, conseiller des grands patrons vient d’appeler Alexandre Ricard pour le prévenir de l’arrivée d’un nouvel actionnaire : Elliott. Le fonds activiste américain vient de racheter 0,5% mais va monter jusqu’à 2,5% en deux semaines. Avant d’être congédié par son interlocuteur, Alain Minc murmure qu’une solution industrielle existe pour contrer Elliott. Contacté, Alain Minc n’a pas souhaité nous répondre. « Il a fait une allusion à l’existence d’un chevalier blanc » assurent plusieurs proches d’Alexandre Ricard. « En substance, son discours était « vous êtes menacés et je sais comment vous en sortir » assurent l’un d’entre eux. La ficelle est trop grosse. Le PDG se doute que ses concurrents rôdent derrière Elliott. En tout cas, le double-jeu agressif d’Alain Minc laissera des traces. Alexandre Ricard n’oubliera pas la trahison de ce conseiller de l’ombre qui était pourtant présent, en 2012, aux obsèques de son oncle Patrick Ricard, accompagné en plus de François Pinault, un ami de la famille.

Malgré cette entrée en matière explosive, le jeune patron de 46 ans accepte de rencontrer les dirigeants du fonds activiste. Il temporise pour fixer le rendez-vous après l’assemblée générale des actionnaires, le 21 novembre. Le lendemain, deux cadres d’Elliott lui font face et déroulent leurs critiques. Gestion opérationnelle trop laxiste, gouvernance endogamique, emprise de la famille Ricard trop forte sur le groupe et marges plus faibles que son rival Diageo. « En résumé, ils nous on dit : en trois ans de règne, Alexandre Ricard n’a rien fait » résume un proche du groupe. Soucieux de ne pas braquer la discussion, le PDG abonde dans le sens de son nouvel actionnaire avec ce message subliminal « je ne suis là que depuis trois ans »… La guerre de position commence.

La menace Diageo

Sauf qu’à la fin de la réunion, Elliott propose des « options alternatives ». Sur une seule petite page, il jette un pavé dans la marre : une fusion avec Diageo, le numéro un mondial des spiritueux et grand rival de Pernod Ricard. « Pour eux, cette solution permettrait de régler d’un coup tous les problèmes du groupe » résume un proche du groupe. Pourtant, deux semaines plus tard, quand Elliott communique ses intentions au monde entier, cette idée a disparu. Elle n’a depuis plus jamais été évoquée, officiellement. Mais elle est bien restée ancrée dans l’esprit d’Alexandre Ricard.

« L’arrivée d’Elliott n’a pas de sens, le groupe va bien, le cours de bourse est au plus haut, la croissance aussi, décrypte un de ses proches. Alexandre n’est pas naïf et sait que ses concurrents le scrutent ». Dans sa nuque, il sent le souffle chaud du britannique Diageo que son oncle Patrick Ricard s’était promis de rattraper quand il avait racheté la vodka Absolut il y a dix ans. Le pari a échoué. Et Diageo ne peut pas mettre la main sur Pernod Ricard. Dans plusieurs pays, les obstacles de concurrence sont trop élevés. Mais le PDG du groupe fondé à Marseille par son grand-père Paul Ricard, sent aussi la menace du français LVMH.

Les doutes autour de GBL

Pernod Ricard bénéficie d’une place de choix en Inde, grâce au whisky, et en Chine grâce au cognac. Ces deux pays tirent l’essentiel de la croissance et de la marge du groupe. A lui seul, le pôle « luxe », la pépite, pèse pour plus de 20% de Pernod. Chez LVMH, c’est silence radio : « aucun commentaire ». Mais les conseillers du groupe nient en bloc que Bernard Arnault se cache derrière Elliott. « Il n’a besoin de personne pour avancer et surtout pas du fonds le plus agressif du monde » assure un banquier qui le connait bien. Depuis le raid manqué sur Hermès qui a terni sa réputation déjà sulfureuse, le PDG de LVMH est soucieux de son image. « L’épouvantail LVMH est trop facile » ajoute un autre. Et si Pernod Ricard opérait des cessions ? « Evidemment, sur les alcools de luxe, on pense à nous » reconnait un bon connaisseur du groupe. Il y a dix ans, le rachat de Pernod Ricard aurait été regardé par LVMH. A l’époque, les relations entre Patrick Ricard et Bernard Arnault étaient « très mauvaises » selon un homme d’affaires parisien. Depuis qu’ils s’étaient écharpés sur le rachat d’une distillerie écossaise.

D’autres indices sèment le trouble dans l’esprit des Ricard. La présence d’un autre actionnaire de poids : Groupe Bruxelles Lambert (GBL), dirigé pendant quarante ans par l’homme d’affaires belge Albert Frère, décédé début décembre. Actionnaire de Pernod Ricard depuis 10 ans, il détient 7,5% du capital et 12% des droits de vote. A peine l’arrivée d’Elliott déclarée, GBL a soutenu le PDG Alexandre Ricard qui assure en privé ne pas douter de leur « loyauté ». Mais « GBL veut surtout se démarquer de l’image sulfureuse d’Elliott, explique un investisseur. Tout le monde sait qu’ils réfléchissent à vendre leurs parts ». Pernod s’inquiète surtout de la proximité historique entre GBL et… LVMH. Bernard Arnault et Albert Frère étaient très proches. Ils ont fait de nombreuses opérations ensemble, notamment le rachat du vignoble Cheval Blanc. « Il y a plusieurs mois, Bernard Arnault a croisé Alexandre Ricard et lui a assuré que GBL n’était pas éternel » ajoute un proche du PDG de Pernod Ricard. Peut-être la première alerte…

L'AMF reste attentive

Dans l’entourage de LVMH, on balaie la « boîte à fantasmes » autour de ces intentions. Mais l’étonnante arrivée d’Elliott, sa communication, la présence de GBL, les liens entre Diageo et LVMH n’ont pas échappé à l’Autorité des marchés financiers (AMF). « On est très attentif à ce dossier » assure un proche de l’AMF qui n’a pas oublié le raid très agressif de LVMH sur Hermès en 2010. « Elliott pose beaucoup de problème sur la gouvernance. On sait que c’est fréquent pour déstabiliser les entreprises » ajoute-t-il.

Car si les options Diageo ou LVMH sont difficilement réalisables, les deux ensembles changent la vision du dossier. « Sur le papier, Diageo et LVMH pourraient se partager Pernod Ricard, assure un bon connaisseur du secteur. Mais le groupe pèse tout de même 40 milliards d’euros ». Une entente d’autant plus évidente que les deux groupes détiennent ensemble Moët Hennessy depuis plus de 30 ans ! Diageo pourrait s’intéresser aux marques « grand public » de Pernod quand LVMH viserait surtout le pôle luxe (whisky, gin, vodka…), qui profiterait de fait aussi à Diageo. En revanche, impossible pour le groupe de Bernard Arnault de racheter le cognac de Pernod Ricard, le vecteur de la croissance en Chine. Mais Diageo pourraient récupérer les marques et LVMH les stocks d’eaux de vie, à partir desquelles on fabrique le digestif. Ces stocks qualifiés de « stratégiques » par Pernod, lui permettent de délivrer une croissance de ses ventes de près de 7% par an quand celle de LVMH sont deux fois inférieures.

Faire sauter les verrous de la famille Ricard

Au-delà des deux « usual suspects », Elliott est convaincu que Pernod Ricard intéresse l’ensemble des acteurs du secteur. Son raisonnement est simple : tous les acteurs visent une consolidation mondiale mais aucun n’est une cible. Diageo (66 milliards d’euros) et le brasseur Inbev (110 milliards) sont trop chers et les suivants, LVMH, Campari, Bacardi ou Remy Cointreau sont contrôlés par des familles. Sauf… Pernod Ricard dont la famille ne détient que 15%. Elliott a d’ailleurs bien identifié les verrous à faire sauter pour desserrer l’emprise de la famille Ricard sur le groupe. Droits de vote double au bout de 10 ans, plafond de vote à 30%, et interrogations sur les liens familiaux. Alain Minc l’a bien aidé a scruter les relations entre les cinq branches de la famille Ricard.

Ensemble, ils ont identifié des désaccords entre les cousins Alexandre, Paul-Charles et César Giron, hérités des tensions entre les enfants de Paul Ricard : Danièle, Bernard et Patrick. « Il n’y a aucun désaccord entre les 54 cousins qui se retrouvent chaque été en vacances, assure un proche du groupe. La seule pomme de discorde est de savoir s’ils servent de la bière sur l’île familiale de Bendor dans le Var ». Un trait d’humour qui peine à masquer la gueule de bois des Ricard depuis l’arrivée d’Elliott.

Un chemin de crête pour Alexandre Ricard

Surtout, et c’est une réalité, la famille Ricard n’a pas les moyens financiers d’augmenter sa participation pour se défendre. Elle ne vit que de ses dividendes, environ 300 millions d’euros, qu’elle vient de réinvestir pour racheter 0,5% du capital. « Elliott cherche à déstabiliser Alexandre Ricard et sa famille. S’il y arrive, le groupe Pernod Ricard sera une ville ouverte et LVMH pourra se présenter comme un chevalier blanc » raconte un conseiller du groupe, déjà convaincu du scénario.

L’issue de l’aventure est complexe. Ni Diageo, ni LVMH ne feront une opération hostile. Mais si une opportunité se présente, ils n’hésiteront pas. « Tout l’art d’Alexandre Ricard va consister à composer avec Elliott » décrypte un de ses proches. Il doit éviter la guerre pour ne pas ouvrir de fronts à ses concurrents et ne pas laisser le leadership à Elliott. Un chemin de crête en guise de test pour le PDG de Pernod Ricard.