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La retraite, échappatoire à la souffrance au travail

Insidieuse mais croissante, la souffrance au travail s'exprime en filigrane lors des défilés de ces dernières semaines en France contre la réforme des retraites, qui prévoit un allongement de la vie salariale. /Photo d'archives/REUTERS/Andrew Winning

Insidieuse mais croissante, la souffrance au travail s'exprime en filigrane lors des défilés de ces dernières semaines en France contre la réforme des retraites, qui prévoit un allongement de la vie salariale. /Photo d'archives/REUTERS/Andrew Winning - -

par Elizabeth Pineau PARIS (Reuters) - Insidieuse mais croissante, la souffrance au travail s'exprime en filigrane lors des défilés de ces dernières...

par Elizabeth Pineau

PARIS (Reuters) - Insidieuse mais croissante, la souffrance au travail s'exprime en filigrane lors des défilés de ces dernières semaines en France contre la réforme des retraites, qui prévoit un allongement de la vie salariale.

Pour les analystes interrogés par Reuters, le conflit montre que "le travail va mal" en France, pays de la semaine des 35 heures, champion du monde de la productivité, où le chômage touche officiellement près de 10% de la population active.

Alors que la plupart des pays européens ont maintenu l'âge de la retraite à 65 ans au moins ou sont allés au-delà, l'idée de travailler deux ans de plus, jusqu'à 62 ans, apparaît insupportable à une grande partie des travailleurs français, qui multiplient les journées d'actions contre le projet de loi.

Même ceux qui ne font pas partie des professions considérées comme les plus pénibles expriment leur malaise.

"Sarkozy veut nous crever au boulot", "La retraite à 60 ans, c'est important", scandent les manifestants, qui ont de nouveau rendez-vous dans la rue jeudi à l'appel de l'intersyndicale.

"La plupart des gens, le travail ne les intéresse pas ou les fait souffrir, c'est pour cela qu'ils veulent pas y rester trop longtemps", explique François Desriaux, rédacteur en chef du magazine Santé et Travail.

"Ceux qui sont dans des métiers pénibles ne s'imaginent pas y rester plus longtemps, ils se disent qu'ils ne pourront pas tenir et qu'ils vont se faire jeter, tout simplement".

PLANS DE DÉPARTS EN RETRAITE VOLONTAIRES

Les statistiques montrent qu'à part des accidents de parcours, la santé des gens en activité est bonne jusqu'à 50 ans, âge à partir duquel les choses se dégradent rapidement.

"Les gens ont bien conscience que pour tenir, à la fois en terme de productivité et de management, il faut être en pleine forme, des athlètes du boulot", dit François Desriaux.

Dans son livre "Le travail sous tensions", Michel Lallement rappelle que les salariés, dont les deux-tiers sont en contact avec le public, se plaignent à la fois d'être livrés à eux-mêmes et soumis à des contraintes plus fortes.

"Quand l'organisation dysfonctionne et que manquent les protections pour se prémunir de ces méfaits, les risques de pathologies croissent à une vitesse exponentielle", écrit le directeur du laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique de Paris.

D'où le succès des plans de départs en retraite volontaires.

Chez le constructeur automobile PSA, par exemple, un plan de 3.550 départs volontaires lancé en janvier 2009 a séduit les salariés. D'abord réservé au personnel de structure (maintenance, administration), puis élargi à la production, il s'est traduit à ce jour par 5.500 départs.

Travailler longtemps devient d'autant plus difficile que le travail n'est plus une fierté, estime François Desriaux.

"On ne demande pas aux gens de faire de la qualité, juste de faire efficace et rentable, donc ils finissent par avoir honte de ce qu'ils font", juge-t-il.

LE TRAVAIL, UN DÉTERMINANT CULTUREL FORT

France Télécom, marquée par une vague de suicides à partir du moment où l'entreprise publique a changé de statut, est à ses yeux emblématique de ce malaise.

"Votre boulot ce n'est plus de rendre service au public mais de faire du contrat, ce n'est plus le même travail et vous ne vous regardez plus de la même façon dans la glace le matin", souligne François Desriaux.

La souffrance est d'autant plus profonde que le travail, en France "est un déterminant culturel très, très fort", dit-il.

"Par rapport à nos voisins européens, les Français attachent une grande importance au travail. Dans le monde anglo-saxon, il est juste un moyen de gagner sa vie", note Dominique Méda dans son "Que sais-je ?" sur le travail.

Autre constat des sociologues : ceux qui descendent dans la rue ne sont pas forcément ceux qui souffrent le plus.

Ils citent les millions de femmes ouvrières ou caissières mal payées, aux horaires fractionnés, ou les aides-soignantes qui n'ont pas le temps nécessaire pour bien s'occuper des personnes âgées dont elles ont la charge.

"Ceux qui pâtissent des conditions de travail difficiles se taisent, ils sont dans l'impossibilité de verbaliser, de mettre dans le collectif", dit Laurence Théry, déléguée régionale de l'Agence régionale de l'amélioration des conditions de travail (Aract) en Picardie.

"Les femmes qui découpent les filets de dinde dans les abattoirs, on ne les entend pas".

Avec Mathilde Cru et Gilles Guillaume, édité par Yves Clarisse