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"Je fais le strict minimum": que se cache-t-il derrière le "Quiet Quitting"?

Derrière ce terme popularisé sur les réseaux sociaux, se retrouve une envie profonde partagée par de nombreux salariés de travailler avec plus de liberté ou de privilégier leur bien-être face aux exigences parfois disproportionnées de leur employeur.

"Je fais l'équivalent d'un mi-temps grand maximum", estime Alba*, pourtant rémunérée pour 35 heures de travail hebdomadaire. C'est la crise sanitaire qui a modifié le rapport de la jeune femme à l'emploi qu'elle occupe dans l'industrie du livre. En 2020, elle déménage dans le sud de la France et négocie du télétravail en temps complet avec son employeur. "Même si ce job ne me passionnait pas profondément, je le trouvais sympa et stimulant au début", explique-t-elle. "Mais petit à petit, c'est devenu un job pour faire des ronds... Une planque".

Aujourd'hui, elle ne cache pas son désintérêt vis-à-vis de son emploi: "pour résumer, je me fiche de ce que je fais et je fais le strict minimum".

"Quand j'arrive le matin, mes collègues sont déjà là, quand je repars le soir ils sont encore là", témoigne aussi Gaspard*, trésorier dans une grande entreprise.

Comme 37% des personnes interrogées par l'Ifop pour le site Les Makers, Alba et Gaspard se considèrent en situation de Quiet Quitting, que l'on peut traduire en français par une "démission silencieuse". Ce terme inventé et utilisé pour la première fois sur le réseau social TikTok désigne une sorte de démission mentale des employés qui continuent à venir au travail en faisant le minimum nécessaire pour ne pas être licencié. Un phénomène difficilement quantifiable dans lequel semblent se reconnaître de nombreux salariés en France.

Pour Alba, la crise sanitaire a incontestablement marqué le point de bascule. "Le travail est devenu accessoire, les priorités se sont dirigées autrement", explique-t-elle. L'épanouissement et la vie personnelle de la jeune femme passent alors au premier plan. Un changement de perception qu'a aussi connu Gaspard. "J'ai une vie privée, une famille... La crise leur a donné plus d'importance", estime le jeune homme de 28 ans qui veut soudainement profiter au maximum de ses proches.

Après plusieurs mois de surinvestissement, le télétravail et les confinements aident Amanda* à prendre de la distance. "C'était mon métier de rêve", décrit la jeune psychologue. Pendant des mois, seule à occuper ce poste dans la structure qui l'embauche, elle croule sous les patients et les tâches administratives à gérer.

"Ma To do list était sans fin, je n'arrivais pas à mes objectifs", se souvient-elle.

Si bien que la crise sanitaire lui offre un moment de pause. "Je faisais mes comptes rendus depuis chez moi et je prenais plaisir à avoir ce mode de vie", affirme-t-elle. Après cela, elle ne parvient plus à s'investir dans son travail et entre dans ce qu'elle considère être une démission silencieuse.

Le refus d'une injonction à la performance

Une remise en question de la place du travail qui se retrouve dans les contenus partagés sur les réseaux sociaux qui ont popularisé la notion de Quiet Quitting. "Votre travail n'est pas votre vie", lance un certain Zaid K dans une vidéo publiée sur TikTok.

"Vous ne quittez pas purement et simplement votre emploi, vous renoncez à l'idée d'aller au-delà des attentes au travail", explique-t-il aussi, avant de résumer: "votre valeur n'est pas définie par votre productivité". L'impression d'être constamment sollicité pour en faire davantage est aussi pesante pour Gaspard. "Avec l'entreprise, tu fais toujours plus, mais jamais moins", s'agace-t-il.

D'après Benoît Serre, vice-président de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), cette tendance existe bel et bien et s'observe dans les entreprises. "Mais elle date d'avant la crise sanitaire qui a simplement joué le rôle d'accélérateur", juge-t-il. "Une partie de la nouvelle génération apparaît structurellement moins intéressée par la montée hiérarchique", développe-t-il.

"Mais il serait réducteur de dire que les jeunes sont moins engagés ou qu'ils veulent moins travailler", nuance-t-il. "Ils ne sont pas désengagés mais à la recherche d'un équilibre de vie, décrit-il, ce qui se défend".

Une augmentation de la souffrance au travail

Face aux exigences parfois disproportionnées des entreprises ou des organisations, le Quiet Quitting peut aussi être l'expression d'une véritable souffrance au travail et d'une détérioration des relations salariés-employeurs, estime Me Rocheblave, avocat spécialiste en droit du travail. Selon la 10ème vague du baromètre de la santé psychologique des salariés, 41% déclarent être en situation de détresse psychologique.

Et les salariés les plus jeunes semblent plus affectés encore. D'après une étude de Malakoff Humanis, 23% des salariés de moins de 30 ans jugent négativement leur santé mentale. Ils sont 48% à déclarer mal dormir, 42% à se dire stressés et 34% à se sentir émotionnellement épuisés. Or, parmi eux, 44% accusent le contexte professionnel, notamment l'intensité et le temps de travail (67%) ainsi que les rapports sociaux dégradés (47%).

Une situation qu'a très bien connue Amanda. A force de travailler sans relâche, la jeune femme voit sa santé mentale de plus en plus affectée. "J'avais des symptômes physiques" se souvient-elle. Au bout de quelques mois, elle choisit donc de se désengager de son travail pour se protéger.

"Il existe des outils à disposition du salarié lorsqu'il se considère en surrégime", rappelle toutefois Me Karine Audouze, avocat spécialiste en droit du Travail. "Il peut discuter de sa charge de travail avec son employeur au cours d'entretiens". "La répartition entre la charge de travail et la vie personnelle par exemple des cadres au forfait jour est encadrée par l'organisation d'entretiens annuels", ajoute-t-elle.

Amanda ne pourra emprunter cette voie puisqu'à l'épuisement qui l'accable s'ajoutent progressivement des conflits avec sa hiérarchie. Résultat: elle reste pendant un an et demi en situation de Quiet Quitting.

Selon Me Rocheblave, une autre réalité se retrouve derrière le phénomène: le recours aux prud'hommes, soit l'outil principal dont dispose le salarié en cas de contentieux, a été mis à mal avec les années. "Les saisines prud'homales ont diminué de plus de moitié sur les dix dernières années", alerte-t-il. Cette tendance découle, selon lui, d'une série de choix législatifs, comme le plafonnement des indemnités de licenciement ou la complexification de l'accès au juge prud'homal, qui a rendu l'accès à la justice plus difficile pour les travailleurs.

Une envie de liberté et de flexibilité

"On retrouve les mêmes causes - qui mènent au Big Quit (Grande démission, en français), de l'autre côté de l'Atlantique -, ici, dans l'Hexagone", affirme Benoît Serre. Mais les démissions restent limitées en France, contrairement aux Etats-Unis.

En cause, un marché du travail hexagonal moins flexible et plus protecteur. "Le CDI porte tellement de protections", ajoute-t-il. C'est d'ailleurs souvent ce qui retient les salariés de démissionner. Comme Alba qui considère le poste qu'elle occupe comme un filet de sécurité, malgré la lassitude qu'elle ressent quotidiennement depuis deux ans.

"Malgré cela, le fait que le marché soit très actif encourage les salariés à regarder ailleurs", estime-t-il. "Nez à la fenêtre, certains restent dans leur entreprise en faisant le minimum, et attendent de trouver mieux".

Et dans ce "mieux", beaucoup de salariés mettent davantage de liberté et de flexibilité.

"Ils veulent être libres de s'organiser, cela peut passer par la mise en place de télétravail mais aussi plus largement par un 'management de la confiance'", explique-t-il.

Une envie de souplesse que l'on retrouve particulièrement chez les cadres. Selon la dernière étude de Cadremploi et de l'Ifop, ils sont 49% à citer le télétravail parmi les mesures qui les encourageraient à rester dans une entreprise ou à en intégrer une.

Cette liberté un temps obtenue pendant la crise sanitaire a souvent été reprise dans la douleur aux salariés et peut participer à leur désinvestissement. C'est ce qu'Amanda a ressenti lorsqu'elle a dû revenir travailler en présentiel à temps plein. "Je n'y arrivais plus, je faisais mes heures mais je ne restais pas une minute de plus", raconte-t-elle. Même son de cloche pour Gaspard qui a du mal à supporter l'open space malgré une ambiance de travail conviviale et des collègues sympathiques. "Je me sens surveillé et j'ai du mal à me concentrer", explique-t-il.

Plus que le télétravail, les cadres sont nombreux à souhaiter une plus grande flexibilité horaire. Selon les travaux de Cadrempoi et de l'Ifop, l'adaptation des plages horaires est ainsi plébiscitée par 52% des interrogés. Ils sont même 65% à se prononcer en faveur de la mise en place d'une semaine à quatre jours avec niveau de salaire inchangé.

Un phénomène au carrefour de nombreux facteurs

Mais l'octroi de plus de flexibilité et d'autonomie aux salariés n'empêche pas toujours la démission silencieuse. C'est même ce qui l'a précipitée dans le cas d'Alba. Lorsque la trentenaire déménage dans le sud de la France et demande de télétravailler à plein temps, son employeur accepte et décide de lui faire totale confiance. Et ce, alors que personne d'autre n'en bénéficie dans la structure. "C'est moi qui ai imposé mes directives et mon rythme de travail dans cette configuration qui n'existait pas", se souvient-elle.

"Au début, j'étais très disciplinée, indique-t-elle. Je m'imposais des rituels pour ne pas dériver". Mais, progressivement, sa motivation baisse. Le travail à distance à temps complet devient délétère à force notamment de ne jamais voir ses collègues. Le travail devient très abstrait voire irréel pour la jeune femme. A tel point qu'elle admet avoir parfois regretté une intervention de son employeur pour la remobiliser.

Gaspard raconte aussi avoir été mis en difficulté, dès le début de son expérience professionnelle, par un manque de formation et d'encadrement. "Je ne comprenais pas ce que je faisais", admet-il. Dès le début de son contrat, il se sent peu à l'aise sur son poste et les appels au secours qu'il tente de lancer à sa hiérarchie resteront lettre morte.

Aujourd'hui, il questionne même le choix de son orientation professionnelle. Si Alba, de son côté, veut rester dans le même secteur d'activité, elle vise actuellement un nouveau poste avec plus de contacts humains et de sens pour elle. Elle a même décidé d'être transparente avec son employeur sur son envie de partir.

Lassitude, manque d'intérêt pour son travail, envie de flexibilité ou à l'inverse besoin d'être davantage "cadré"... Le Quiet Quitting se trouve au carrefour de plusieurs facteurs et recoupe donc de nombreuses réalités en fonction des situations professionnelles et des personnalités des salariés.

Mais le phénomène doit toutefois être entendu et pris en compte par les employeurs. "Quand le marché du travail va bien, les gens veulent partir", note Benoît Serre. "C'est donc aux entreprises de trouver de nouvelles sources de motivation pour leurs salariés", conclut-il.

*Les prénoms ont été changés

Nina Le Clerre