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Écarté par le Sénat, le congé menstruel s’expérimente avec succès dans plusieurs entreprises et collectivités

S'il peine à faire son chemin au niveau politique, le congé menstruel est proposé aux salariées dans plusieurs entreprises et collectivités en France. Et le bilan est encourageant.

“Fini de travailler dans la douleur, fini de prendre des cachets avant le travail en essayant de cacher que nous souffrons de douleurs handicapantes”, s’exclamait la ministre espagnole de l'Égalité, Irene Montero le 17 mai 2022, en présentant une proposition de loi historique pour les femmes. Près de neuf mois plus tard, l’Espagne adoptait le texte et devenait le premier pays européen à mettre en place un congé menstruel. Depuis, l’idée a dépassé les frontières ibériques en germant dans l'esprit de plusieurs parlementaires français du camp socialiste et écologiste. Si les dispositifs imaginés varient légèrement sur la forme, les trois propositions de loi déposées au Parlement en 2023 sur le sujet témoignent de la réflexion en cours autour du congé menstruel accordé aux salariées menstruées.

En Espagne, "l'arrêt de travail d'une femme en cas de règles incapacitantes" est désormais "reconnu comme une situation spéciale d'incapacité temporaire". En revanche, aucune précision ne figure dans la loi sur la durée de cet arrêt maladie, qui doit être accordé par un médecin.

En France, la durée imaginée par les porteurs de propositions de loi sur le sujet varie de deux jours par mois à treize jours par an. Mais l’idée reste à chaque fois d’accorder un congé sans carence, et donc sans perte de salaire aux femmes souffrant de douleurs menstruelles.

Une femme sur deux souffre de dysménorrhée

“Près d’une femme sur deux dit souffrir de dysménorrhée, 20% d’entre elles déclarent avoir des règles très douloureuses”, rappelle Hélène Conway-Mouret, la sénatrice socialiste à l’origine d’une proposition de loi sur le sujet déposée en avril dernier.

Pourtant, l’idée peine à faire son chemin en France. Malgré la série de propositions de loi déposées sur le sujet, un rapport sénatorial de la délégation aux Droits des femmes, rendu en juin dernier, ne se prononçait pas en faveur d'une modification de droit du travail dans ce sens. L'instauration d'un dispositif large pour les "règles douloureuses" ne se justifie pas si une pathologie invalidante n'y est pas associée, estimaient trois des quatre rapporteures de la délégation.

Pour ces pathologies, “la réponse relève d'une réelle prise en charge thérapeutique plutôt que de la mise en place d'un “congé”, ajoutaient-elles.

La reconnaissance d'une affection de longue durée (ALD) permet de bénéficier d'une prise en charge à 100%, notamment des arrêts maladie, sans jour de carence. Mais il reste concrètement peu appliqué, pour ce type de maladies gynécologiques. Prenons l'exemple de l’endométriose, qui concerne environ une femme sur dix et peut notamment provoquer des douleurs menstruelles intenses.

Si elle n’est pas inscrite sur la liste des affections ouvrant le droit à une ALD 30, “certaines formes d’endométriose peuvent dans certains cas entrer dans le cadre d’une Affection Longue Durée hors liste”, précise l’association de malades EndoFrance sur son site.

Mais les demandes réalisées auprès de l'Assurance maladie, sous certaines conditions précises, n’ont aucune garantie d’aboutir. Aujourd’hui, les femmes atteintes d’endométriose et bénéficiant d’une ALD 31 sont donc très minoritaires. Sans compter que de nombreuses femmes qui souffrent de douleurs n'ont pas reçu de diagnostic. Les femmes attendent en moyenne sept ans pour obtenir un diagnostic d'endométriose.

Il reste donc aux personnes souffrant de douleurs menstruelles de poser un arrêt maladie sans prise en charge spécifique. Mais elles sont alors confrontées à "une double contrainte", déplore Xavier Molinie, le directeur des Ressources humaines (DRH) du fabricant de logiciels Goodays. Il souligne "la récurrence des visites chez le médecin" pour les salariées concernées ainsi que "la perte financière induite par le délai de carence qui s’impose aux salariés dans la plupart des cas”. Une réalité qui dissuade parfois les femmes de s'arrêter de travailler, malgré les douleurs.

Goodays, une entreprise pionnière en la matière

Or “contraindre les femmes à passer une journée entière en souffrant de maux de ventre et de tous les effets secondaires associés n'est certainement pas la meilleure façon d'assurer ni leur santé ni leur bien-être au travail, et encore moins d'être épanouies dans leur activité professionnelle”, dénonce Hélène Conway-Mouret.

C’est de ce même constat qu’est née l’idée de l’entreprise Goodays (anciennement connue sous le nom de Critizr) de mettre en place un tel dispositif pour ses salariées. “On ne pas accepter que des personnes se trouvant dans des situations douloureuses doivent venir travailler”, estime son DRH.

Congé menstruel : ce qu’en disent les femmes salariées dans Happy Boulot le mag - 05/05
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L’éditeur de logiciels spécialisés en Expérience client a donc décidé d’accorder deux jours d’arrêt maladie par mois aux femmes qui souffrent de douleurs menstruelles. Comme pour l’ensemble des arrêts maladie posés par les salariés de la société, aucun délai de carence, et donc aucune perte de salaires, n’est appliqué. A cela s’ajoute une flexibilité sur le télétravail.

La municipalité de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), sous l'impulsion de son maire Karim Bouamrane, a décidé d'accorder un congé spécial aux femmes pendant leur période menstruelle. Concrètement, les agentes de la ville qui souffrent de douleurs pendant leurs règles peuvent bénéficier d’une autorisation spéciale d’absence sans jour de carence pendant deux jours par mois, d’un accès au télétravail étendu et/ou d’un aménagement de leur poste ou de leurs horaires. Depuis, d'autres collectivités lui ont emboîté le pas, ou prévoient de le faire, comme la métropole de Lyon qui teste un dispositif similaire depuis le 1er octobre.

Mais comment se prémunir contre les risques d’abus induits par un dispositif comme le comme le congé menstruel et pointés par certains de ses opposants? Goodays a choisi d'évacuer cette question en misant avant tout sur la confiance.

”On ne demande aucun justificatif aux femmes concernées”, indique Xavier Molinie.

Quant à la ville de Saint-Ouen, elle demande à ses agentes de fournir un justificatif d’un médecin pour bénéficier de l’autorisation spéciale d’absence.

Pas d'abus constaté dans le nombre de recours

“Sur les 840 agentes de la ville, dont 393 ont moins de 45 ans, 23 se sont signalées à la médecine du travail pour des règles douloureuses et bénéficient d’un protocole spécifique”, précise la municipalité de Saint-Ouen.

Depuis la mise en place de ce dispositif pour son personnel, la direction de Goodays a constaté un recours limité au dispositif. “Sur les 40% de femmes qui composent les 100 salariés de l’entreprise, cinq ont demandé à en bénéficier ce qui correspond environ au ratio de 10% de femmes sur la population française qui souffrent d’endométriose”, constate Xavier Molinie.

Il ajoute que les salariées concernées ne prennent pas de congé tous les mois, et ne s’arrêtent pas forcément pendant deux jours complets.

Toutefois, le DRH en convient, toutes les entreprises ne peuvent pas si facilement gérer ces absences régulières. "Le fait d’être une entreprise de Software, offre plus de flexibilité", estime-t-il.

“Le travail qui ne peut pas être accompli par les femmes concernées peut facilement se rattraper par la suite ou être délégué”, explique-t-il ainsi.

Une autre entreprise pionnière dans ce domaine, le créateur de mobilier Louis design a, de son côté, mis en place un système d’anticipation de ces absences. Les femmes qui souffrent de douleurs menstruelles peuvent noter les jours prévus de leurs règles afin de donner une idée de la période pendant laquelle elles ne pourront pas travailler.

Outre la taille de l'entreprise, l'éclatement des lieux de travail, le niveau de salaire et le niveau de pénibilité du travail pourraient aussi compliquer la mise en place d'un tel dispositif.

"Nous travaillons sur un seul site et nos employés sont des cadres", rappelle Xavier Molinie, avant d'ajouter: “sur de plus petits salaires, la recherche de sources d’optimisation à la fois en temps et en argent peut être plus importante pour les employés”.

Des expérimentations qui alimentent la réflexion, alors que les propositions de lois déposées plus tôt cette année tenteront de se hisser à l'agenda parlementaire, dans les étroites fenêtres des niches des groupes socialistes et de la NUPES.

Nina Le Clerre