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"Une satire de la société de consommation": quand Astérix nous parle d'économie

L'économie dans les œuvres populaires (1/7). En cette période de fêtes, BFM Business explore la manière dont l’économie fonctionne dans les œuvres populaires (BD, musique, films). Une série en sept épisodes qui débute aujourd’hui, avec Astérix.

Un village peuplé d’irréductibles Gaulois gavés de potion magique, des Romains qui tentent, en vain, de les asservir, des aventures aux quatre coins du monde qui s’achèvent par un banquet de sangliers… La recette du succès d’Astérix est désormais bien connue. Mais ce qui fait aussi le sel des albums d’Uderzo et Goscinny, ce sont les différents niveaux de lecture de la bande dessinée qui permettent à chaque lecteur d’y trouver son compte.

Car si les aventures du plus célèbre des Gaulois se déroulent en 50 av. J.-C., les clins d’œil plus ou moins subtiles à la société moderne, ou du moins celle des Trente glorieuses, période de parution des tomes signés par les deux auteurs, se multiplient au fil des pages.

"Astérix est un reflet, une métaphore de notre monde. C'est une satire de la société de consommation. (...) L'économie y est très présente", souligne Philippe Gineste, directeur de la Cité de l'économie à Paris.

La Cité de l'Economie accueille une exposition dédiée à l'œuvre d'Uderzo et Goscinny jusqu'au 26 février 2024.

Avènement de l’économie de marché, développement de la consommation de masse, rapport au travail… Avec un regard parfois moqueur, parfois critique, les deux auteurs accumulent dans leurs albums les références au monde moderne et livrent une analyse habile des rouages et dérives du système capitaliste. Tour d’horizon.

La monnaie et les échanges dans Astérix

Le fameux village où cohabitent les Gaulois dans les albums d’Astérix n’est pas qu’une forteresse résistant inlassablement aux offensives romaines. C’est aussi un marché, un lieu d’échanges regroupant artisans et commerçants. Et bien qu’ils soient en confrontation permanente avec les troupes de César, ces derniers n’hésitent pas à vendre ou acheter des produits à Rome. Ainsi, plutôt que de privilégier le circuit court et les pêcheurs locaux, le poissonnier du village, Ordralfabétix, fait venir son poisson de Lutèce et Massilia, de meilleure qualité selon lui (Astérix et Le Chaudron). D’où les soupçons réguliers sur la fraîcheur du produit.

Dans Astérix, les échanges résultent parfois du troc mais se font aussi avec des sesterces, la monnaie romaine. Comme dans le monde réel, le coût de la vie est plus élevé dans les zones les plus attractives. En témoigne le prix du poisson, fixé entre 1 et 3 sesterces au sein du village gaulois, contre 5 sesterces à Lutèce et Rome (Astérix: Le Domaine des dieux).

Mais les prix ne sont pas rigides dans l’univers d’Astérix. La loi de l’offre et de la demande s’applique, même si Obélix peine à en décrire le mécanisme caractéristique selon lui du "langage des hommes d'affaires" dans l’album Obélix et Compagnie: "L’offre demandée a encore fait sauter les prix en l’air depuis le marché d’hier?".

Dans ce numéro, le romain Saugrenus tend un piège aux Gaulois. Son idée: les vaincre grâce à "l’appât du gain". "Il décide de semer la zizanie dans le village par l'avarice et le pouvoir corrupteur de l'argent", confirme Philippe Gineste. Le point de départ de son stratagème consiste à proposer 200 sesterces à Obélix pour se faire livrer un menhir qu’il échangeait "d’habitude contre quelque chose d’autre". Au fur et à mesure, Saugrenus crée une demande artificielle et réclame de plus en plus de menhirs à Obélix pour un prix toujours plus élevé.

"C’est à cause de l’offre et de la demande, le marché… Enfin, c’est compliqué, mais les prix montent tout le temps", assure ce dernier.
Comment Astérix continue de se réinventer
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15:00

De quoi aiguiser l’appétit des autres Gaulois qui, face à cette forte demande et la perspective d’enrichissement, vont progressivement délaisser leur activité habituelle pour se lancer à leur tour dans la livraison de menhirs. Dès lors, "tous ces Gaulois utilisent leur force magique à faire des menhirs plutôt qu’à taper sur nos légionnaires…", se félicite Saugrenus.

Pour prendre Rome à son propre jeu, le druide Panoramix conscient qu'une bulle spéculative est en train de se former se dit prêt à donner de la potion magique aux producteurs pour "favoriser l’industrie du menhir" et faire du village "le plus gros producteur de menhirs de tout le monde antique". L’euphorie est telle que les Romains se mettent eux aussi à produire des menhirs. À l’image de Malentendus, représentant de l’industrie romaine du secteur, qui appelle les consommateurs à acheter local en promettant un "menhir national moins cher que le menhir importé".

"On voit l'émergence de la société de consommation, la création d'une offre et d'une demande qui se réunissent sur un marché", observe Philippe Gineste.

Symbole de la mondialisation, les Romains et les Gaulois finissent par subir la concurrence des Egyptiens, des Grecs et des Phéniciens qui déversent à leur tour leur production de menhirs sur un marché déjà au bord de la saturation. En découle une chute des prix, tandis que César ordonne la fin du soutien financier au menhir gaulois qui commence à vider les caisses de Rome. La bulle du menhir éclate, provoquant "une grande crise à Rome" et la dévaluation du sesterce.

Une critique de l’urbanisation...

Dans Astérix: Le Domaine des dieux, Uderzo et Goscinny se penchent à nouveau sur le lien entre concurrence et prix. Lorsque César ordonne l'implantation d'un ensemble immobilier comprenant logements et centre commercial à proximité du village gaulois, de nombreux habitants décident d’ouvrir des magasins pour répondre aux besoins d’une nouvelle clientèle aisée. Résultat: plusieurs poissonneries et magasins d’antiquités cohabitent. Ce qui réjouit les nouveaux locataires: "Le prix du poisson baisse tous les jours maintenant, ils offrent une antiquité en prime avec chaque poisson…", se réjouit une cliente romaine. Mais les choses vont mal tourner lorsque les Romains vont quitter précipitamment les lieux et provoquer une chute brutale de la demande contraignant les Gaulois à liquider les stocks de leurs commerces en bradant les prix, avant de tirer définitivement le rideau.

Dans cet album, les deux auteurs signent surtout une critique de l’urbanisation à tout-va, au détriment de la biodiversité, les Romains abattant les arbres de la forêt à tour de bras pour construire le Domaine des dieux, le gigantesque complexe immobilier initialement baptisé "Rome II", en référence au centre commercial "Parly II" ouvert en 1969 en région parisienne.

"Cet album traite de la question du bien commun puisque la forêt appartient à tout le monde mais les Romains décident de la privatiser pour créer une ville nouvelle", résume Philippe Gineste. Une thématique "encore d'actualité".

Pour attirer les locataires sur ce nouveau site, l'architecte romain Anglaigus déploie une vaste campagne de promotion. Il organise une distribution de plaquettes vantant exagérément la qualité de vie sur place avec "des écoles", "un centre commercial (en projet)", "des thermes (en projet)… Le tout implanté dans "un vaste et superbe parc naturel". Là encore, un clin d'œil au matraquage publicitaire de notre époque.

... Et de la consommation de masse

Outre la critique de l’urbanisation qui caractérise les Trente glorieuses, Uderzo et Goscinny dénoncent avec humour les travers de la consommation de masse qui s’est développée durant cette période de croissance continue. Dans Obélix et Compagnie notamment, Panoramix souligne l’absurdité de la situation alors que le menhir est devenu un produit très demandé bien qu’on ne sache "toujours pas à quoi peut bien servir un menhir". "De nos jours, tout ceci est impensable, puisque personne n’essaierait de vendre quelque chose de complètement inutile…", ironisent les auteurs quelques pages plus loin.

La caricature de la société moderne consumériste se poursuit lorsque Saugrenus explique à César que "les gens achètent ce qui est utile, ce qui est confortable, ce qui est amusant" mais aussi "ce qui rend jaloux les voisins". Pour faire naître le besoin de menhir chez le consommateur, il met en place une campagne de publicité vantant les mérites du produit, à savoir son "in usabilité" et sa "solidité". Quelques jours plus tard, les publicités vont fleurir dans les rues de Rome et le menhir, comme nous l’avons vu précédemment, deviendra le nouveau produit à la mode.

À tel point que Saugrenus finira par suggérer de vendre des produits dérivés: une toge avec un menhir brodé, des bijoux en forme de menhir, une boîte à outils pour fabriquer soi-même son menhir… César, lui, proposera de "fabriquer des menhirs dans des matériaux moins solides" car "le côté inusable n’est pas idéal pour les affaires". Une allusion évidente à l’obsolescence programmée.

Les mouvements sociaux vus par Astérix

Le thème du travail est aussi très présent dans Obélix et Compagnie. Notamment lorsqu'Obélix, confronté à l'explosion de la demande romaine en menhirs, embauche à tour de bras et délègue certaines tâches pour accroître la productivité de son entreprise. Ce qui ressemble à une illustration de la théorie de la division du travail développée par Adam Smith.

Porté par cette réussite, Obélix grimpe dans l’échelle sociale jusqu’à devenir "l’homme le plus important du village". Celui qui est tombé dans la potion magique étant petit va jusqu’à recruter Falbala pour lui coudre de nouveaux vêtements et ainsi se distinguer du reste des Gaulois.

Dans Astérix: Le Domaine des dieux, paru trois ans après les événements de mai 1968 et la signature des accords de Grenelle, c’est la complexité du dialogue social qui est parodiée par les auteurs. Pour construire le vaste ensemble immobilier désiré par César, Rome recourt à une main-d’œuvre esclave étrangère. À mesure que le chantier avance, les ouvriers vont se révolter et réclamer une meilleure rémunération, des congés payés ainsi que le paiement des heures supplémentaires. Ils finiront par obtenir une rémunération de 5 sesterces de l’heure. Ce qui aura pour conséquence de les rendre plus efficaces, à la grande surprise des superviseurs des travaux.

Peu après, ce sont les légionnaires romains chargés de garder le chantier qui se mettent en grève pour obtenir une amélioration de leurs conditions de travail, comme le déplore Oursenplus, le centurion qui les dirige: "Mes hommes sont en grève, mais le dialogue n’est pas rompu. Aujourd’hui, nous devons aborder le problème des permissions de minuit que les délégués veulent prolonger d’une heure".

"Ce que montre cet album, c'est le rapport de force qui peut se développer dans une entreprise", relève Philippe Gineste.

Rome, symbole de la technocratie et de la bureaucratie

Dans plusieurs albums, l'organisation de l'Etat en France est représentée à travers le fonctionnement de la cité romaine où règnent la bureaucratie administrative et les élites technocratiques. Cet aspect est particulièrement criant dans Obélix et Compagnie lorsque les conseillers de César suggèrent de créer une commission, puis des "sous-commissions avec des tâches précises" pour régler la question de la résistance gauloise. Peu après, César s'en remet aux conseils de Saugrenus, un "néarque", fraîchement sorti de la "Nouvelle Ecole d'Affranchis" qui n'est pas sans rappeler l'Ecole Nationale d'Administration (ENA). Mais ce n'est pas le seul album qui fait référence à l'administration.

"Dans Les 12 travaux d'Astérix, l'un des travaux est de trouver un formulaire qui n'existe pas", rappelle Philippe Gineste.

À travers leurs dessins et leurs textes, Uderzo et Goscinny dénoncent aussi le manque de probité de certaines élites dirigeantes. Dans Astérix chez les Helvètes, le gouverneur romain de Condate (Rennes), Garovirus, n'hésite pas à utiliser les fonds publics pour organiser des orgies dans son palais. Il s'accapare de surcroît une bonne partie des recettes des impôts censées revenir à Rome pour son enrichissement personnel. "Je suis nommé pour un an! J'ai un an pour m'enrichir! Avant que Rome ne réagisse, je serai loin! Loin et riche!", explique-t-il.

Quelques pages plus loin, un légionnaire romain à la recherche d'Astérix et Obélix se rend dans une banque suisse. Il admet par mégarde disposer d'un coffre dans l'établissement, avant de se rendre compte de son erreur. "Euh, remarquez... Je n'ai que quelques petits souvenirs ramenés d'Egypte... C'est sentimental... Enfin je ne vais pas vous faire mon curriculum vitae...", tente de justifier, gêné, le légionnaire visiblement adepte de la fraude et de l'évasion fiscale.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis Journaliste BFM Eco