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Economie et Social

"Un mélange d'idées": le système économique abracadabrantesque de la saga Harry Potter

L'économie dans les œuvres populaires (3/7). En cette période de fêtes, BFM Business explore la manière dont l’économie fonctionne dans les œuvres populaires (BD, musique, films). Une série en sept épisodes avec aujourd’hui Harry Potter.

C’est un phénomène littéraire qui jamais ne semble s’essouffler. 25 ans après la sortie du premier tome, Harry Potter continue d’enchanter des milliers de lecteurs à travers le monde. Traduites dans plus de 80 langues, les aventures du célèbre sorcier rééditées à de multiples reprises figurent toujours en bonne place au classement des meilleures ventes de littérature jeunesse, en France comme ailleurs. A la seule différence que les lecteurs d’aujourd’hui sont les enfants des lecteurs d’hier.

L’influence de Harry Potter dans la culture populaire est telle que des chercheurs en sciences humaines et sociales se sont tour à tour pliés à l’exercice d’analyse des romans de J.K. Rowling, à l’aune de leurs disciplines respectives. Parmi eux, deux économistes israéliens, Daniel Levy et Avichai Snir, se sont plongé dans les sept livres de la saga pour étudier les ressorts du système économique qui régit le monde des sorciers. Réglementations, commerce, monnaie… N’éludant aucun aspect, leur compte-rendu brosse le portrait d’une économie potterienne archaïque mêlant "différents modèles" tantôt "incohérents", tantôt "contradictoires" voire "déroutants". Au point "qu’un lecteur naïf de Harry Potter pourrait avoir une vision déformée de l’économie".

Le poids écrasant de la puissance publique dans l’univers de Harry Potter

Dans le monde des sorciers, le gouvernement est omniprésent. Le Ministère de la Magie s’immisce dans tous les domaines de la vie courante, ce qui le rend au bout du compte "inefficace", selon les auteurs. Non content de devoir gérer le système éducatif, le système de santé ou la sécurité, il n’hésite ni à mettre son nez dans les affaires judiciaires en influençant les décisions des magistrats, ni à entretenir une forme de connivence avec les journalistes de La Gazette du Sorcier. Dans la sphère économique, cet interventionnisme de la puissance publique s'illustre à travers le contrôle et la réglementation de la production des biens et services produits dans le pays. Une économie administrée, en somme.

Chez les Moldus (personnes non dotées de pouvoirs magiques) les plus libéraux, des voix s’élèveraient sans doute pour exiger que l’on "dégraisse le mammouth" qu’est le Ministère de la Magie. Car ce dernier s’impose de loin comme le premier employeur du pays, la plupart des sorciers exerçant une activité dans le secteur public, bien qu’ils occupent pour beaucoup un emploi improductif. En témoigne la disparition passée inaperçue pendant plusieurs semaines de Bertha Jorkins, employée au Département de la Coopération magique internationale, dans Harry Potter et la Coupe de Feu.

Toujours est-il que le champ d’action du gouvernement est si vaste qu’il semble aisé d’intégrer le marché du travail en décrochant un poste dans l’administration. Dès lors, le chômage n’existe pas (ou peu) dans le monde de Harry Potter. La société des sorciers, c’est la société du plein emploi.

Des Elfes réduits à l'esclavage

Les commerçants et artisans du Chemin de Traverse et de Pré-au-Lard, les deux principales zones commerçantes dans Harry Potter, se distinguent par la nature de leur activité qui ne dépend pas directement de la sphère publique. Pour le reste, les tâches manuelles les plus ingrates sont réalisées par les Elfes de maison, des créatures exploitées travaillant dans des conditions exécrables qui finiront par constituer un syndicat pour défendre leur statut dans Harry Potter et la Coupe de Feu.

D’aucuns supposeraient que cette puissance publique hypertrophique exerce une lourde pression fiscale sur les travailleurs du monde magique. Ce n’est vraisemblablement pas le cas. Du moins, J.K. Rowling ne donne pas la moindre information à ce sujet. Selon Daniel Levy et Avichai Snir, le mot "tax" (taxe, impôt en Français) n’est mentionné qu’une seule fois dans les sept livres Harry Potter. C’est à se demander comment le Ministère de la Magie finance son action. À en croire les déclarations du Ministre de la Magie qui se félicite d’un don reçu de la part de l’influent Lucius Malefoy pour l’hôpital magique Sainte-Mangouste (cf. Harry Potter et la Coupe de Feu), le gouvernement dépend au moins en partie de la générosité des élites bourgeoises. Ce qui soit dit en passant n’est pas sans lien avec la corruption qui règne au plus haut niveau de l’Etat sorcier.

Un monde sans concurrence, ni croissance

S’il fallait tracer la courbe de croissance économique de la société potterienne, le résultat se rapprocherait sans doute d’un encéphalogramme plat. Rien dans le monde des sorciers ne semble encourager à produire toujours plus. L’économie est bridée par une démographie désespérément amorphe, d’après Daniel Levy et Avichai Snir, qui remarquent que l’école Poudlard, pourtant fondée en 990 après J.C., n’a jamais été agrandie. Un indice qui fait dire aux deux économistes que le nombre d’élèves, et donc d’actifs et de consommateurs, est resté stable sur longue période.

La planification orchestrée par le Ministère de la Magie ne contribue pas davantage à la création de richesses. La régulation du volume de production et de la concurrence par la puissance publique entrave les initiatives privées. L’économie potterienne fonctionne manifestement en circuit quasi-fermé avec une immigration économique inexistante et des règles protectionnistes exigeantes. Comme lorsque le personnage de Percy Weasley est chargé d’écrire une loi renforçant les normes sur l’épaisseur des chaudrons pour limiter les importations dans Harry Potter et la Coupe de Feu.

Toutes ces barrières à l’entrée calment les ardeurs des sorciers à la fibre entrepreneuriale. Résultat: à Pré-au-Lard comme sur le Chemin de Traverse, les boutiques se renouvellent peu. Certaines sont même en activité depuis plusieurs centaines d’années. L’ouverture, avec succès, du magasin de farces et attrapes des frères Weasley aperçu dans le film Harry Potter et le Prince de sang-mêlé est l’exception qui confirme la règle. Ce n’était pourtant pas gagné: craignant que ses fils échouent dans leur entreprise, leur mère, Molly Weasley, leur avait plutôt conseillé la sécurité de l’emploi en entrant au "Ministère de la Magie, comme papa".

Harry Potter, secrets d'un phénomène sans précédent
Harry Potter, secrets d'un phénomène sans précédent
20:17

Gringotts, la banque des sorciers aux services sommaires

Qui dit absence de concurrence, dit profusion de monopoles. Sur le Chemin de Traverse mais vraisemblablement dans tout le Royaume-Uni version sorcier, il n’existe qu’un seul vendeur de baguettes magiques: Ollivanders. Gringotts, l’unique banque des sorciers, elle aussi implantée sur le Chemin de Traverse, est une autre illustration emblématique du système monopolistique potterien.

Comme une banque centrale traditionnelle, Gringotts est chargée de frapper la monnaie et de lutter contre la contrefaçon. Mais dans une société où le poids de l’héritage reste prépondérant, sa principale mission consiste à stocker l’argent et les objets de valeur de ses clients. C’est ainsi que Harry Potter découvre dans le premier volet son coffre personnel, abondamment garni par ses parents de piles de pièces dorées (Harry Potter à l’école des Sorciers).

Les retraits demeurent néanmoins compliqués. Ici, pas de distributeur. Les sorciers doivent réclamer tout ou partie de leur butin aux guichets tenus par des gobelins. La procédure, fastidieuse, décourage un certain nombre de clients. Si bien que leurs passages à Gringotts sont peu fréquents. Harry Potter ne retire par exemple de l’argent qu’une fois par an, avant sa rentrée à Poudlard, en prenant soin de remplir suffisamment sa bourse pour tenir financièrement jusqu’à la fin de l’année scolaire.

Les prérogatives de Gringotts semblent s’arrêter là. Jamais un client ne demande à obtenir un prêt à la banque dans les livres de la saga. Une absence de crédit qui, au passage, freine un peu plus l’investissement dans l’économie potterienne. Les sorciers sont-ils contraints de se débrouiller par leurs propres moyens? C’est en tout cas Harry Potter et non la banque qui prête de l’argent aux frères Weasley pour les aider à lancer leur boutique de farces et attrapes. Les généreux dons sur lesquels semble compter le gouvernement comme expliqué plus haut laissent également penser que le Ministère de la Magie ne recoure pas à l’émission de titres de dette pour se financer.

Une monnaie mal pensée

Les sorciers peuvent rechigner à l’idée de retirer de l’argent régulièrement à la banque pour une autre raison: leur monnaie et ses caractéristiques. Au pays de la livre sterling, les sorciers, eux, règlent leurs achats avec des Gallions d’or, des Mornilles d’argent et des Noises de bronze. Des pièces plutôt imposantes et donc assez encombrantes une fois dans les poches. D’autant que ni les billets ni les chèques n’existent chez les sorciers.

Dans l’univers de Harry Potter, la monnaie s’apparente à une monnaie marchandise dans la mesure où elle est fabriquée à partir de métaux qui ont une certaine valeur (or, argent…). Mais à la différence d’une monnaie marchandise classique, la valeur d’une pièce dans le monde des sorciers ne dépend pas de la quantité de métaux qu’elle contient, et ne varie pas non plus selon les fluctuations de la valeur desdits métaux.

Au contraire, la valeur des Gallions, des Mornilles et des Noises est fixe. Un Gallion d’or vaut précisément 17 Mornilles d’argent et une Mornille d’argent équivaut à 29 Noises. La monnaie des sorciers dispose donc également d’attributs semblables à celles d’une monnaie fiduciaire, à savoir que sa valeur est déterminée à sa création et qu’elle perd du pouvoir d’achat lorsqu’il y a de l’inflation. Si les prix bougent peu dans le monde magique (nous y reviendrons), cela peut arriver, notamment à cause de difficultés d’approvisionnement, comme lors du déclenchement de la guerre contre Voldemort et ses partisans. Dans Harry Potter et le Prince de sang-mêlé, le personnage d’Horace Slughorn déclare ainsi: "C’était mon dernier flacon et les prix atteignent des sommets en ce moment".

Paradoxalement, le principal inconvénient de la monnaie des sorciers est qu’elle ne simplifie pas l’échange. Sa faible divisibilité, soit la capacité à obtenir facilement des petites coupures à partir de grandes, rend son utilisation peu pratique. En effet, la conversion entre les Gallions et les Mornilles et entre les Mornilles et les Noises, ne peut s’opérer qu’avec des nombres premiers (17 et 29). Qui plus est, la monnaie magique n’est pas homogène: si elles ont la même valeur partout, les pièces ne sont visiblement pas de la même taille d’un pays à l’autre. Une caractéristique particulière qui a le don d’agacer un directeur de camping, dans Harry Potter et la Coupe de Feu: "Il y a dix minutes, j'ai eu deux clients qui ont essayé de me payer avec des grosses pièces en or de la taille d'un enjoliveur". En définitive, la monnaie des sorciers ne possède aucune des propriétés élémentaires d’une monnaie digne de ce nom, à savoir la portabilité, la divisibilité et l’homogénéité. Pour cette raison, elle ne peut "remplir efficacement sa fonction", concluent Daniel Levy et Avichai Snir.

Des prix rigides

Très imparfait, le système de conversion de la monnaie dans l’économie potterienne a un impact direct sur la fixation des prix. Sans doute pour simplifier l’échange et épargner aux clients les efforts de calcul, les prix sont libellés en une seule unité de pièces. Impossible par exemple de voir un bien vendu au tarif de 9 Gallions, 5 Mornilles et 15 Noises. Pour les mêmes raisons, les prix "psychologiques" finissant par ",99", très répandus dans le monde réel, sont impraticables dans l’univers des sorciers. Au contraire, les commerçants du Chemin de Traverse ont plutôt tendance à fixer des prix ronds (500 Gallions pour une armure façonnée par des gobelins, 200 Gallions pour un litre venin d’Acromantula, 5 Gallions la boîte Bazic Blaze de Fred Wealsey…).

La lourdeur de la monnaie dans l’univers de J.K. Rowling aboutit à un système de tarification rigide. Difficile pour les commerçants d’ajuster efficacement leurs prix: s’ils souhaitent relever le prix d’un bien vendu 10 Gallions pour répercuter une légère hausse des coûts, ils n’auront pas le choix de fixer le nouveau prix à 11 Gallions minimum, alors qu’une augmentation à hauteur de quelques Mornilles aurait pu suffire.

17 Mornilles ou 1 Gallion?

Durant leurs travaux, Daniel Levy et Avichai Snir ont remarqué que la complexité de la conversion de la monnaie magique a sans doute conduit J.K. Rowling à commettre une petite erreur dans la première édition de Harry Potter à l’école des Sorciers, avant d’être corrigée dans les suivantes. L’autrice évoque en effet l’"once de foie de dragon" vendue "17 Mornilles" sur le Chemin de Traverse, soit l’équivalent d’un Gallion. Ce qui dans notre monde reviendrait à mentionner un prix de 100 centimes, au lieu de 1 euro.

En résultent des prix stables sur très longue période, confirmant au passage l’hypothèse d’une économie morne, sans concurrence ni croissance. Le prix d’une poignée de poudre de cheminette est ainsi fixé à 2 Mornilles depuis plus de 100 ans. À titre de comparaison, les économistes estiment que le record de stabilité d’un prix pour un produit emblématique commercialisé dans le monde réel est détenu par Coca-Cola avec sa petite bouteille vendue 5 cents aux Etats-Unis de 1886 à 1960, soit pendant 74 ans.

Un manque criant de progrès technique

D’après le modèle de Solow, la croissance économique résulte de l’accumulation des facteurs de production que sont le travail et le capital. Or, sans évolution démographique notable ni dynamique d’investissement des entreprises, la société potterienne ne remplit aucune des deux conditions. Robert Solow identifie un troisième déterminant de la croissance: le progrès technique. Sur ce point, le monde des sorciers ne fait pas beaucoup mieux. L’absence de concurrence mine l’innovation, si bien que les élèves de Poudlard utilisent les mêmes manuels depuis plus de 20 ans, mangent les mêmes bonbons et collectionnent les mêmes cartes que leurs parents.

Une industrie fait exception: celle des balais volants. Brossdur, Nimbus-2000, Nimbus 2001, Eclair de Feu… Chaque année, un nouveau modèle de balai plus performant, de meilleure qualité et au design amélioré débarque sur le marché pour remplacer la version précédente. Attrapeur de l’équipe de Quidditch de Gryffondor, Harry Potter profite directement de ces innovations. En particulier dans le troisième volet de la saga, lorsqu’il reçoit de son parrain un Eclair de Feu, un balai capable d’atteindre les 240 km/h en 10 secondes, soit deux fois plus rapidement que le Brossdur.

Cette évolution rappelle le mécanisme schumpétérien de destruction créatrice selon lequel une innovation vient concurrencer un ancien modèle jusqu’à le remplacer totalement sur le marché. Certaines caractéristiques de la société décrite tout au long des aventures de Harry Potter évoquent d’autres concepts économiques. Si la lutte des classes et l’économie planifiée dans la société des sorciers font davantage penser à la théorie marxiste, le plein emploi qui y règne se réfère plutôt au modèle classique, tandis que la rigidité des prix se rapporte au modèle keynésien.

Daniel Levy et Avichai Snir en concluent que "le modèle potterien ne correspond pas à un modèle économique unique. Il s’agit plutôt d’un mélange d’idées provenant de divers modèles". Les deux économistes s'amusent de cette association farfelue sans cohérence et soulignent les nombreuses inexactitudes contredisant certains principes économiques fondamentaux dans l’univers de Harry Potter. Au point de déconseiller de prendre les aventures du célèbre sorcier en exemple pour enseigner l’économie aux néophytes.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis Journaliste BFM Eco