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Ron Haviv: "Ce sont les derniers rouleaux que je ne développerai jamais"

Extrait du livre "The Lost Rolls" de Ron Haviv.

Extrait du livre "The Lost Rolls" de Ron Haviv. - Ron Haviv

INTERVIEW - Photojournaliste reconnu et plusieurs fois primé, Ron Haviv solde son passé argentique. Le photographe publie un livre compilant les photos de ses "rouleaux perdus": toutes ces pellicules à moitié terminées que l'on égare dans tous les coins tout le long de sa carrière. Il a accepté de parler de cet ouvrage surprenant à BFMTV.com.

Les amateurs de photographie argentique connaissent bien le principe: une pellicule, on ne la finit pas toujours. Elle traîne, on la remplit d'autres photos prises dans un tout autre contexte différent... et puis on finit par l'oublier dans la poche d'un manteau, un sac de voyage ou un tiroir. Quand la photographie est votre métier, évidemment, c'est dix fois pire.

Ron Haviv est un photojournaliste aguerri. Au sens propre comme au sens figuré: le fondateur de l'agence VII a, au cours de ses trente années de carrière, connu tous les grands terrains de guerre de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, soit plus de 35 différents. Son travail lui a valu de nombreux prix, dont deux World Press et quatre Picture Of The Year.

Il a passé la moitié de sa carrière à utiliser des films argentiques. Cette année, il a décidé de refermer définitivement ce chapitre de sa vie en publiant ses photos oubliées. Passant au crible tous ses fonds de placard, il a finalement trouvé 200 pellicules orphelines dont il a tiré un ouvrage: The Lost Rolls. BFMTV.com l'a rencontré.

A quel moment vous-êtes vous dit qu’il fallait faire quelque chose de ces films?

C'est une idée que j’avais depuis dix ans. L'an dernier, Dan Milnor, que je connais depuis longtemps et qui travaille chez Blurb, est venu me voir, pour que l’on fasse un projet ensemble. J'avais à ce moment retrouvé quelques uns de ces films perdus et on s'est dit: "Et pourquoi on ne regarderait pas ce qu'il y a sur ces films?" C'était une sacrée bonne idée. Je ne savais pas combien j'avais de films comme ça et à chaque fois que je lui disais qu'il n'y en avait plus, j'en trouvais d'autres. C'est monté à 200 rouleaux.

Dans quel état les avez-vous trouvés?

Il y avait de tout, depuis le film immaculé jusqu'au négatif complètement détruit par des fuites de lumière, des changements de couleur dus au temps, des moisissures ou les rayons X des aéroports... Certains avaient l'air d'avoir été éclaboussés par un pot de peinture.

Extrait de "The Lost Rolls". de Ron Haviv.
Extrait de "The Lost Rolls". de Ron Haviv. © Ron Haviv

Que saviez-vous sur le contenu des pellicules?

Pour la plupart, je ne savais pas du tout ce qu'il y avait à l'intérieur. Certains étuis avaient une étiquette, “Somalie”, “Yougoslavie”, ou quelque chose dans le genre, mais la plupart ne portaient pas le moindre indice. Quand cela a été développé à Los Angeles, je regardais le résultat apparaître en direct sur l'écran de l’ordinateur petit à petit, à mesure qu'il en téléchargeait les morceaux.

C'était comme le tirage à l'ancienne, quand on va dans la chambre noire et qu'on regarde l'image apparaître petit à petit à mesure que la chimie agit. J'étais là, assis, à essayer de deviner ce que j'étais en train de regarder... J’étais incapable de me rappeller où ça avait été pris, quand ou qui étaient les gens qu'on voyait.

C'était fascinant mais c’était aussi une expérience déstabilisante. J'ai toujours cru qu'en regardant mon travail, j'était capable de me remémorer exactement ce qui s'était passé, où et quand. Et là, je regardais une partie de mon travail, mais j'en étais incapable.

Ron Haviv présente "The Lost Rolls", à Paris, le 10 novembre.
Ron Haviv présente "The Lost Rolls", à Paris, le 10 novembre. © Olivier Laffargue - BFMTV

Ces images décalées, abîmées, hors contexte, ne sont plus de la photo d'actualité. Qu’est-ce que c’est? 

Je ne suis pas sûr d'avoir encore la réponse à cette question car je suis encore en train de vivre ce travail. Présenter ces photographies nues, en tant qu'image elles-mêmes, dégradées en plus, c'est clairement l'antithèse de ce que j'ai fait tout le long de ma carrière. Mais j'obtiens ici des images qui résonnent chez les gens d'une manière différente à cause du temps qui s'est écoulé depuis la prise de vue, du fait de les placer dans un contexte différent. Avec ces images perdues, les gens peuvent interagir directement et d'une manière beaucoup plus personnelle.

On voit toujours dans ces photos une partie des histoires qu'elles racontent, et j'ai ajouté dans le livre des fragments de souvenirs liés à certaines d’entre elles, des choses dont je me rappelle encore, pour les éclairer. Pour moi, certaines photos agissent comme un choc, je les regarde et soudain je me souviens que je cherchais cette photo partout sans pouvoir mettre la main dessus, comme pour un cliché de la Maison Blanche.

Mais on y voit surtout la dégradation du temps, non seulement sur le support mais aussi sur nous. Et puis je pense qu'il est important de rappeler une chose aux gens qui ont ces films non développés qui attendent dans un tiroir: il est temps de voir ce qu'il y a dessus, car bientôt, il ne sera plus possible du tout de les développer. Le temps est compté. Je vois ce travail comme un appel à agir pour les sept personnes sur dix à qui je parle et qui ont de ces films cachés quelque part, il faut déverrouiller ces souvenirs.

Cela ressemble à un travail très personnel… mais au contraire, ne parle-t-il pas différemment à chacun?

Je vois ce livre comme une expérience universelle. Il y a par exemple une photo d'un couple âgé et d'une jeune femme. Je n'ai pas la moindre idée de qui sont ces gens. La photographie elle-même a beau être une très bonne photographie, mais à cause de l'effet du temps, cela change. C’est tout le principe: ce livre n'est pas à propos de mon travail, mais à propos de tout le monde. Les couleurs changent, il y a de la moisissure, des choses se déposent sur l'image, le décalage temporel changent l'interaction entre le spectateur la photo. L’image signifie autre chose.

Un extrait de "The Lost Rolls".
Un extrait de "The Lost Rolls". © Ron Haviv

Ce projet était-il aussi une expérience douloureuse?

Oui, c'était douloureux de découvrir certaines photos. J’ai ressenti un grand regret, et de la tristesse que certaines images n'aient jamais été vues par personne alors qu’elles auraient dû l’être. Je pense notamment à certaines images de Yougoslavie: ça m'a vraiment mis en colère de réaliser que les histoires de ces personnes n’ont pas été racontées alors que c’était pourtant la raison pour laquelle ces photos avaient été prises.

Dans ces images, quelles découvertes vous ont particulièrement marqué?

De nombreuses images ici viennent d'appareils photo secondaires qui peuvent être un appareil panoramique, un appareil chargé de pellicule noir et blanc... donc elles sont parfois une vue différente de photos célèbres dans le monde entier, ce qui est fascinant à découvrir. Certaines images des survivants de Srebrenica, du génocide en Bosnie, ou des déplacés du Kosovo qui vivaient dans la montagne, par exemple. Elles pourraient être des compléments extrêmement forts au reste de mon travail sur ces sujets, et je pense que même vingt ans après, avec les dégradations, parfois sans que l’on sache même de quoi elles parlent, elles résonnent encore avec beaucoup de force.

Peut-on dire qu'il s'agit d'une lettre d'amour à la photographie argentique?

Non, c'est plutôt une lettre d'adieu. J'étais très attaché à l'argentique. Quand j'ai commencé ma carrière, j'ai appris à développer des films, à les tirer moi-même. Pour plus de la moitié de ma carrière j'ai utilisé des pellicules et avoir ces films, les toucher, était toujours une part importante, intime du processus. Mais maintenant, quand il m'arrive d'en faire encore, je ne fais plus rien de tout ça, je donne mes films à quelqu'un d'autre et ils s'en occupe. Ici, ce sont les derniers rouleaux que je ne développerai jamais. C’est la fin. Jusque-là, il manquait des parts de mon travail argentique, il est maintenant complet, je ferme la porte.

La quatrième de couverture de "The Lost Rolls".
La quatrième de couverture de "The Lost Rolls". © Ron Haviv
La couverture de "The Lost Rolls" de Ron Haviv.
La couverture de "The Lost Rolls" de Ron Haviv. © Ron Haviv

The Lost Rolls est publié chez Blurb. Un court reportage a été réalisé par le magazine vidéo Nowness à propos de ce projet.