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Pourquoi la sortie en couleur de Tintin au pays des Soviets est-elle un événement?

Détail de la couverture de Tintin au pays des Soviets

Détail de la couverture de Tintin au pays des Soviets - © HERGÉ-MOULINSART 2017

ENTRETIEN - Tintin au pays des Soviets est disponible pour la première fois en couleur. Deux spécialistes de l’oeuvre d’Hergé expliquent l’importance de cette sortie.

Tintin au pays des Soviets, paru en album en 1930, est la seule aventure du célèbre reporter imaginé par Hergé à n’avoir jamais été colorisée par son auteur. 88 ans après sa première publication dans les pages du Petit XXe, supplément du journal belge Le XXe siècle, Tintin au pays des Soviets revient en couleur.

Décriée par certains, cette colorisation permet aux lecteurs - que le noir et blanc de la version originale rebutait - de découvrir sous un tout autre jour une première aventure de Tintin où Hergé multiplie les séquences burlesques et présente une facette plus dure de son célèbre personnage. BFMTV.com a rencontré le tintinologue Philippe Goddin et le directeur artistique Michel Bareau pour évoquer avec eux cette colorisation.

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- © © HERGÉ-MOULINSART 2017

Tout Tintin est déjà là

Philippe Goddin: "Dans Tintin au pays des Soviets, il y a déjà en germe tout ce qui va faire le charme et la richesse de l’univers d’Hergé. Dans la scène où Tintin manœuvre la draisine, des lignes donnent le mouvement. Dans Tintin et les Picaros, lorsque Nestor est surpris à regarder par la serrure, il se met à épousseter à tout vent: c’est le même effet, que Hergé va réutiliser de temps en temps. Beaucoup de gens rejettent Tintin au pays des Soviets parce que c’est le premier album d’Hergé, qu’il est en noir et blanc et qu’il est maladroit. Oui, il est maladroit, mais c’est un laboratoire pour Hergé qui met au point son vocabulaire et sa grammaire de la bande dessinée. C’est important."
Michel Bareau: "La seule référence couleur pour Les Soviets était la gouache originale utilisée par Hergé de Tintin devant la basilique Saint-Basile sur la place Rouge à Moscou avec ses bottes rouges et son uniforme de moujik bleu. On a conservé le ton chair de Tintin, la couleur de ses cheveux. Pour le reste, on a complètement mis de côté la grammaire de couleurs que Hergé utilisait pour aller vers une colorisation assez sensible, douce, avec des variantes de teintes. On ne pouvait pas réimplanter les couleurs de la série classique dans Tintin au pays des Soviets colorisé parce que nous ne sommes pas Hergé et qu’on ne sait pas ce qu’il aurait fait. On s’est donné la liberté d’interpréter. On n’a pas touché au dessin. On l’a simplement mis en exergue."
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- © © HERGÉ-MOULINSART 2017

Une plus grande lisibilité

Michel Bareau: "Ce qu’on a constaté avec la colorisation, c’est le sens de la précision d’Hergé quand il dessine un véhicule, que ce soit une voiture, une locomotive ou un bateau. Tout y est. Beaucoup plus que dans les albums qui ont suivi. Hergé avait 21 ans, mais il était très sensible au dessin d’une biellette de direction, d’une roue à rayons, des ailes de ventilation. En intégrant la couleur, la visibilité des détails a augmenté. Même certains décors sont plus détaillés que dans Tintin au Congo ou dans Tintin en Amérique.
Pour la colorisation, on est parti non pas des documents qui ont servi à imprimer le fac-similé, mais des originaux. L’imprimeur, pour donner l’impression de nuit dans certaines scènes, avait mis une trame mécanique, qui brouillait complètement le dessin et qui s’écrasait à l’impression. La couleur nous a permis de travailler la scène de nuit de manière beaucoup plus subtile et de rendre le dessin plus clair. Je défie quiconque qui a lu l’édition en noir et blanc de se souvenir que Tintin s'assoit dans son lit les cheveux ébouriffés."
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- © © HERGÉ-MOULINSART 2017

Un album dynamique

Philippe Goddin: "Hergé a souvent dessiné cela. Il veut montrer une bagarre. Soit il dessine des personnages emmêlés les uns dans les autres, soit il préfère aller plus loin. Ici, il donne une image symbolique. Il dessine d’abord un tourbillon, où l’on voit ici une botte, là une main, là un visage, là des étoiles et beaucoup de mouvement. Dès que Tintin apparaît, il est un vecteur de dynamisme extraordinaire. Ce n’est pas par hasard si Hergé le fait sauter sur une moto avec sidecar. qu’il le propulse dans une Mercedes, dans une draisine, qu’il le fait courir. La dynamique est quelque chose de très important dans l’album."

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- © © HERGÉ-MOULINSART 2017

Un pamphlet anti-bolchevique

Michel Bareau: "On a pris le parti de mettre les Russes qui vivent dans le froid en rose. Tintin vient du sud, il est légèrement hâlé. C’est aussi pour reconnaître dans la lecture ce que l’on pourrait nommer "les méchants" et "les bons". C’est un reportage de Tintin dans une ambiance anti-bolchévique, on a mis l’accent sur ce côté. On a forcé le trait du mauvais aussi en lui mettant un nez rouge. L’album est très progressif: au départ, le trait et les tons sont très rudimentaires. Au fur et à mesure que l’on avance, la morphologie de Tintin se dessine et se précise. Les tons aussi. Ils deviennent plus doux."

Philippe Goddin: "Cette case était à l’origine en noir et blanc. Hergé essaye que les éléments se détachent les uns des autres. Ce n’est donc pas anodin qu’il dessine un quadrillage sur un costume, puis des pointillés sur un veston. Avec la couleur, il aurait pu s'en passer, mais à l’époque il a voulu apporter un peu de relief, donner une plus grande visibilité à ses images. Il y a un aspect anti-bolchevique dans cette case: Tintin va démonter un subterfuge des bolcheviques dont les usines fonctionnent soi-disant à plein rendement. C’est une de trois ou quatre scènes de l’album à être puisées dans un pamphlet, Moscou sans voile, de Joseph Douillet, un ancien consul belge en Russie d’abord Tsariste puis Soviétique. C’est quasiment le seul ouvrage compulsé par Hergé pour Les Soviets. Pour le reste, il invente. Si on examine l’album, Hergé ne dénonce pas beaucoup. Il le fait de temps en temps, une insulte rappelle sa mission, mais pour le reste c’est du burlesque."

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- © © HERGÉ-MOULINSART 2017

Un album burlesque

Philippe Goddin: "Tintin au pays des Soviets, c’est pratiquement un enchaînement de gags à la petite semaine. C’est l’héritage du cinéma burlesque dont Hergé était friand. Cela signifie aussi que Tintin n’a pas encore son vrai caractère. Ici, c’est un bagarreur, un matamore. Il apostrophe les gens, il les rosse. Après il va s’adoucir, il va se découvrir un sens de la justice. A la fin de sa carrière, Tintin est un saint. Il est le représentant de toutes sortes de qualités humaines: tolérance, ouverture aux autres, justice."

Tintin au pays des Soviets, Hergé, Éditions Moulinsart/Casterman, édition standard, 144 pages, 22,5 x 30,3 cm, 14,95 euros (300.000 exemplaires) ; édition luxe, 160 pages, 24 x 32 cm, 31,50 euros (50.000 exemplaires).

Jérôme Lachasse