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Pénélope Bagieu: "Je ne suis pas là que pour faire de jolis dessins!"

Détail de la couverture de Culottées 2

Détail de la couverture de Culottées 2 - Copyright Gallimard, 2017

ENTRETIEN - Dans Culottées, dont le deuxième tome est sorti fin janvier, la dessinatrice rend hommage à des femmes héroïques oubliées de l’Histoire.

Entre janvier 2016 et octobre 2016, Pénélope Bagieu a dessiné, à raison d’une histoire de 6 à 8 pages par semaine, 30 portraits de femmes. 30 femmes que les livres d'Histoire ont souvent oublié de mentionner, mais dont la ténacité et le parcours, racontés par l’autrice de California Dreamin’, peuvent aujourd’hui servir de modèle aux jeunes filles du monde entier. Ces histoires, intitulées Culottées (Gallimard), ont été publiées en deux tomes, l’un paru en septembre, le second en janvier dernier. A cette occasion, BFMTV.com a rencontré Pénélope Bagieu pour évoquer avec elle son processus créatif ainsi que la relation qu’elle entretient avec les livres.

Culottées 2 est un livre important: c’est votre dixième.

La vieillesse! (rires) Et, en plus, il sort la semaine de mes 35 ans! C’est mon dixième en dix ans.

Comme à votre habitude, l’objet-livre est très soigné. Il y a une belle reliure, le titre et les portraits des Culottées apparaissent en brillance. Quel rapport entretenez-vous avec les livres?

Si je vois quelqu’un maltraiter les livres, je peux arrêter de lui parler. Je n’aime pas les gens qui écrivent dans les livres. Si la fabrication et les couleurs d’un de mes livres sont ratés, cela va me faire de la peine dans vingt ans en retombant dessus. J’adore les livres. C’est la meilleure déco de mur qui existe. Quand j’étais petite, notre appartement n’était pas très grand et ma mère collectionnait les livres pour enfant. Il n’y avait pas d’autres pièces que ma chambre pour les ranger - ou mes parents m’ont fait dormir dans la pièce où il y avait tous les livres parce qu’ils ne savaient pas où me mettre. Mes murs étaient remplis de livres du sol au plafond. Je n’avais pas le droit d’y toucher. C’était sadique, mais ils appartenaient à ma mère.

Il y avait des BD?

Pas du tout. Il y avait les Tintin de mon père, mais moi, Tintin, ça m’emmerdait. Et sinon il y avait des Pilote, mais chez mes grands-parents. Ma mère ne lisait pas de BD. On avait surtout de superbes albums illustrés.

"Tintin, ça m’emmerdait."

Quand avez-vous découvert la BD?

Je dis toujours quand j’étais adulte, mais maintenant je me rends compte que ce n’est pas vrai: lorsque j’étais petite, je lisais beaucoup de Gotlib - je m’en suis souvenu quand il est mort. Avec ma sœur, on connaît encore les Dingodossiers par cœur. Je lisais aussi beaucoup de Mafalda. C’est une question d’identification: à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de BD avec des filles. Et Mafalda, c’était parfait: c’est une petite fille qui questionne le monde. J’ai eu un gros passage à vide pendant l’adolescence. J’ai recommencé à lire de la BD à l’âge adulte en découvrant les romans graphiques et L’Association.

Peggy Guggenheim
Peggy Guggenheim © Copyright Gallimard 2017

L’édition dans Cadavre Exquis, la librairie dans La Page blanche, l’école de danse dans Star of stars... Vos histoires se déroulent souvent dans les milieux artistiques.

C’est vrai. C’est peut-être parce que j’ai fait une école d’art. Il s’agit de milieux où la vraie vie est exagérée, où les égos sont amplifiés et où la compétition est cruelle. C’est une version miniature, un peu tragique, de la vie.

Dans Culottées, il n’y a pas que des artistes, mais aussi une vulcanologue, une astronaute, etc. Vouliez-vous faire de ces femmes des modèles?

Je ne réfléchis pas autant avant de faire un livre, mais si Culottées peut faire ça tant mieux. Ces femmes ont des profils qui me font rêver. Je trouve fascinant les scientifiques, et les personnes qui inventent, comme l’actrice Hedy Lamarr, qui a inventé l’ancêtre du Wi-Fi. Je peux aussi complètement m’identifier à Nellie Bly, qui a initié le journalisme d’investigation et transforme tout ce qui l’énerve et la révolte en travail.

Mae Jemison
Mae Jemison © Copyright Gallimard 2017

Votre livre montre qu’il y a des héroïnes partout dans le monde, et pas uniquement en France et en Europe...

… et qu’elles n’ont pas toutes accomplies des choses qui aux yeux de la société sont de grandes choses. Georgina Reid a par exemple empêché une falaise de s'éroder. A partir du moment où tu décides que cela mérite une étiquette d’héroïne et que tu racontes l’histoire avec un éclairage héroïque, elles sont partout, mais on a tendance à valoriser Marie Curie et Jeanne d’Arc. Et, souvent, on se contente de les citer en se disant que c’est suffisant, qu’on a déjà mentionné deux femmes... Si on élargissait le spectre de ce qui est héroïque, on se rendrait compte qu’à actions équivalentes, c’est deux fois plus héroïque pour une femme de l’avoir fait. Mon propos, c’est me demander ce que cela signifie d’être héroïque.

Cette idée est présente dès vos premières histoires: Cadavre exquis et La Page blanche racontent l’histoire de femmes qui vont accomplir des choses dont personne ne les soupçonne capables.

J’aime les "destins plan B". Pour Culottées, je romance beaucoup leur histoire, j’enlève des éléments qui ne m’intéressent pas pour que ça corresponde exactement à mon propos. J’ai une espèce de schéma systématique, qui est: il y a une situation de départ, puis le personnage rencontre l’adversité, la transcende et accomplit ce qu’il avait décidé depuis le début. Je n’en ai pas fini avec ce genre d’histoire.

"Mon propos: me demander ce que signifie d’être héroïque."

Vous romancez leurs histoires?! Mais vous respectez quand même la réalité historique?

Il n’y a rien de faux, mais il n’y a pas tout ce qui est vrai. L’Histoire est en général écrit ainsi. On n’a pas envie de s'appesantir sur les détails qui ne nous arrangent pas. J’ai fait attention à ne pas raconter n’importe quoi, parce que je sais que s’il y a des inexactitudes ou des inventions, cela décrédibiliserait mon propos. C’était important que l’on ne puisse pas mettre en doute la véracité de ces femmes-là. Je préfère m’attarder sur deux ou trois moments charnières de leur vie plutôt que d’écrire une biographie exhaustive.

Phulan Devi
Phulan Devi © Copyright Gallimard 2017

Le deuxième tome de Culottées est beaucoup plus dur que le premier. L’histoire de Phulan Devi est sans doute la plus violente que vous ayez jamais dessinée.

C’est parce qu’elles sont plus contemporaines. On se rend plus compte de la cruauté des situations qu’elles vivent. Quand j’ai lu l’autobiographie de Phulan, j’ai hésité à raconter cette histoire, pas parce que je ne savais pas comment la dessiner, mais parce que je me disais que c’était trop dur à lire et que c’était irrespectueux d’en faire une BD où tout risquait de paraître anecdotique. Je savais que je n’allais pas mettre de blagues, que le récit serait sobre. Mais je me suis demandé: pourquoi en faire une BD, est-ce que l’on peut tout raconter en BD, pourquoi mettre Phulan sur le même plan que Georgina Reid qui sauve un phare? Phulan a souffert du fait que personne ne voulait pas entendre son histoire. Je devais donc la raconter. Il fallait que ce soit horrible à lire. Quand j’ai fini de l’écrire, je me suis sentie très soulagée. Je me suis dit que j’avais fait mon job. Je ne suis pas là que pour faire de jolis dessins.

"Mon dessin s’est libéré."

Vous racontez des faits historiques souvent dramatiques et pourtant vous utilisez des couleurs très pop, qui créent une atmosphère presque irréelle: les visages sont bleus, jaunes, roses!

C’est de l’économie de moyen. Je devais réaliser une histoire par semaine. J’avais quatre couleurs par histoire, pas une de plus. Comme les histoires s’enchaînent, on passe d’une époque à l’autre, d’un propos à l’autre, il faut qu’il y ait des unités dans chaque histoire pour qu’elle se distingue. Et la couleur doit correspondre au propos de l’histoire. C’est une contrainte qui m’a permis d’oser des partis pris très francs. C’était très libérateur. J’avais dessiné au crayon mon livre précédent, California Dreamin’, en prenant mon temps pour chaque page. C’est hyper agréable, de temps en temps, de changer de rythme. Dans Culottées, le dessin vient en renfort du texte, et non l’inverse.

Votre trait est pourtant en constante évolution. Les dessins sont assez fouillés.

Le meilleur exercice du monde est d’avoir chaque semaine une histoire de six pages à réaliser. On n’a plus le temps de passer cinq heures sur chaque case, il faut enchaîner. Je lisais pendant trois jours, puis je dessinais en une journée. Mon dessin s’est libéré. J’ai gagné en un an cinq ans de dessin. J’ai été en bouclage pendant un an. J’ai adoré, mais je ne le referai pas. Il n’y aura pas de tome 3.

Culottées t.1 & t.2, Pénélope Bagieu, Gallimard, 144 p. (t.1) 168 p. (t.2), 19,50€ (t.1) 20,50€ (t.2).

Jérôme Lachasse