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Madame Bovary, les Fleurs du Mal, Rose Bonbon: la littérature devant la justice

Manuscrit de Madame Bovary

Manuscrit de Madame Bovary - ROBERT FRANCOIS / AFP

L'épouse de François de Rugy envisage de poursuivre Emilie Frèche pour son nouveau roman. Avant ça, de nombreuses œuvres littéraires ont valu à leur auteur un tour dans les prétoires.

Séverine Servat de Rugy, épouse de François de Rugy, vient d'obtenir de la justice que le roman d'Emilie Frèche, Vivre ensemble, intègre l'encart suivant: "atteinte de manière répétée à l'intimité de sa vie privée". Motif? Elle estime qu'on distingue sa personne et celle du fils, âgée de onze ans, qu'elle a eu avec Jérôme Guedj, actuel compagnon de la romancière, parmi deux personnages de l'intrigue. Des poursuites pourraient être lancées ultérieurement pour obtenir des dommages et intérêts. 

Ce n'est pas franchement la première fois qu'une œuvre de fiction se retrouve entre les mains des juges. La difficulté pour une partie de l'opinion de tracer une ligne de démarcation stricte entre la littérature et la réalité de la société civile, ou la tendance consistant à prêter des retombées pratiques à l'art, nourrissent régulièrement les annales judiciaires. BFMTV.com a retenu quelques exemples des mélanges des genres de ce type les plus célèbres de notre histoire. 

Madame Bovary: la victoire de Flaubert

Ce débat opposant la croyance en une responsabilité pénale et morale de la littérature à la conviction d'une autonomie artistique totale de celle-ci ne peut faire l'impasse sur un retour à l'année 1857. Cette dernière a en effet hébergé deux procès extrêmement symboliques autour de cette question... sans vraiment permettre de trancher. A tout seigneur, tout honneur, il faut commencer par aborder le cas de Madame Bovary de Gustave Flaubert, le premier cette année-là à être traîné devant les tribunaux en raison du contenu de ses écrits. 

L'histoire débute en fait dès l'automne 1856. A compter d'octobre, Gustave Flaubert, qui a déjà 35 ans, publie son premier roman en feuilleton dans les pages de la Revue de Paris. Il s'agit donc de Madame Bovary. Fin décembre, ça se gâte: son ami, l'écrivain Maxime Du Camp, l'avertit qu'une instruction judiciaire a été ouverte contre lui pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. L'affaire est sérieuse et l'expédie le 29 janvier 1857 devant la 6e chambre du tribunal correctionnel de la Seine. Il a devant lui le procureur impérial, Ernest Pinard. Il a à ses côtés l'avocat Jules Sénard. 

Dans son réquisitoire, le procureur détaille la trame du récit et cite en longueur ce texte où une femme trompe avec deux amants successifs son mari, un médecin établi en Normandie, un peu par ennui, un peu par sentimentalité, et dilapide l'argent du ménage. "On l'appelle Madame Bovary ; vous pouvez lui donner un autre titre, et l'appeler avec justesse Histoire des adultères d'une femme de province", s'étrangle le magistrat qui a visiblement peu goûté la représentation de la vie amoureuse d'Emma Bovary: "L'offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l'offense à la morale religieuse dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées. (...) La couleur générale de l'auteur, permettez-moi de vous le dire c'est la couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes !"

L'avocat de Gustave Flaubert choisit de jouer sur le même terrain que son adversaire, tout en cherchant à le prendre à contre-pied. A l'ouverture de sa plaidoirie, il trouve ainsi au roman de son client "une pensée éminemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots : l’excitation à la vertu par l’horreur du vice."

Le jugement tombe le 7 février 1857. Gustave Flaubert est acquitté. Pour autant, la justice de Napoléon III n'en est pas à lui décerner un certificat de moralité ou un prix littéraire. L'arrêté proclame ainsi: "L'ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d'imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société". 

Le 16 avril, Madame Bovary sort dans les librairies. Le talent de Gustave Flaubert lui a depuis fait, et largement, gagner son procès en appel auprès des lecteurs. 

"Soyez indulgents pour Baudelaire" 

Si Charles Baudelaire n'a lui non plus pas à se plaindre de la postérité, il n'a pas eu, de son vivant, la même chance que son confrère. L'année de ses démêlés judiciaires est pourtant identique, 1857, le décor également, la 6e chambre du tribunal correctionnel de la Seine, même le procureur impérial, Ernest Pinard, n'a pas changé. Pourtant, son recueil Les Fleurs du Mal lui vaut une condamnation pour outrage à la morale publique (le chef d'inculpation déjà brandi contre Gustave Flaubert) le 21 août, jour même de la tenue du procès. Les poèmes des Fleurs du Mal ont paru le 25 juin précédent. Et le caractère sombre, et parfois suggestif de certains d'entre eux lui ont vite valu l'attention.

Apparemment, lorsqu'il prend la parole devant la cour qui a relaxé l'auteur de Madame Bovary six mois auparavant, Ernest Pinard n'a pas encore avalé l'amère pilule: "Poursuivre un livre pour offense à la morale publique est toujours chose délicate. Si la poursuite n'aboutit pas, on fait à l'auteur un succès, presque un piédestal ; il triomphe, et on a assumé, vis-à-vis de lui, l'apparence de la persécution." Fustigeant à nouveau une "peinture lascive, offensant la morale publique", il mentionne plusieurs passages de la poésie de Baudelaire et glisse: "Le choix est facile, car l’offense est à peu près partout." Il conclue en mettant en doute la santé mentale de l'accusé:

"Soyez indulgents pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre. Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière l’auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces du livre, un avertissement devenu nécessaire."

L'avocat du poète, Gustave Chaix d'Est-Ange, ne désarme pas et, s'inspirant peut-être de la défense qui avait vaincu son interlocuteur une première fois, fait mine de demander:

"Où est la faute et surtout où peut être le délit, si c’est pour le flétrir qu’il exagère le mal, s’il peint le vice avec des tons vigoureux et saisissants, parce qu’il veut vous en inspirer une haine plus profonde et si le pinceau du poète vous fait de tout ce qui est odieux une peinture horrible, précisément pour vous en donner l’horreur… ?"

Le piège cependant ne se referme pas deux fois sur l'accusation. Charles Baudelaire est bien condamné. Dans le jugement, on assure que "l'erreur du poète" ne "saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente au lecteur". La justice en certaine: les poèmes incriminés "conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur". L'éditeur devra retrancher six poèmes de l'ouvrage et Charles Baudelaire payer une amende de 300 francs. 

Le 31 mai 1949, la Cour de Cassation rétablira, tardivement, la situation en annulant la condamnation. 

Rose bonbon: un emballement puis un emballage 

En enjambant un siècle et demi de littérature, on trouve encore l'exemple du roman Rose Bonbon de Nicolas Jones-Gorlin. Alors qu'elle paraît à la rentrée littéraire 2002, l'œuvre, dans laquelle un pédophile parle à la première personne, fait l'objet de plaintes des associations Fondation pour l'enfance et L'Enfant bleu. En août, cette dernière envoie un courrier à Gallimard dans lequel elle exige que ne soit pas mise en vente "cette publication qui risque de heurter la sensibilité de l'opinion et de nombreuses victimes de pédophile". Quelques semaines plus tard, comme le relevait alors Libération, le ministère de l'Intérieur, à l'époque dirigé par Nicolas Sarkozy, s'émeut dans un pli là aussi envoyé à Gallimard qu'à "de nombreuses reprises au cours du récit, le narrateur présente comme naturels et légitimes des agissements violents infligés à de jeunes enfants". Le ministère demande en conséquence à l'éditeur "tous les éléments que vous jugeriez utiles à mon information", puisque "la réglementation en vigueur prévoit une concertation préalable avant toute décision éventuelle". Il n'y aura finalement pas d'interdiction. 

Gallimard ne reste cependant toutefois pas inerte. Le sulfureux roman est temporairement retirée des étals de libraires, avant d'y reparaître sous une forme étonnante: enrobé dans un sachet de cellophane. A l'intérieur, on découvre, en plus du roman, un avertissement:

"Rose bonbon est une oeuvre de fiction. Aucun rapprochement ne peut être fait entre le monologue d'un pédophile imaginaire et une apologie de la pédophilie. C'est au lecteur de se faire une opinion sur ce livre, d'en conseiller ou d'en déconseiller la lecture, de l'aimer, de le détester, en toute liberté."

Sade emprisonné, mais pas pour ses livres

Enfin, un auteur, à la réputation littéraire très épicée, est célèbre pour les longs séjours qu'il a été contraint d'effectuer dans les prisons françaises: à Vincennes, à la Bastille puis plus tard dans l'asile de Charenton. On parle ici du marquis de Sade. Mais il semble que ses romans pornographiques et particulièrement éprouvants, comme Justine ou les malheurs de la vertu par exemple, ne l'aient pas envoyé directement dans les geôles. C'est d'abord à la demande de sa famille qu'il a été emprisonné, après que sa vie personnelle a été émaillée de plusieurs scandales, puis ses opinions politiques ont fait le reste. 

Robin Verner