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La BD de la semaine: Néjib commente Stupor Mundi

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- - Néjib - Gallimard - 2017

LA BD DE LA SEMAINE - Le dessinateur raconte dans son album, nommé au Fauve d’or du Festival d’Angoulême 2017, la découverte de la photographie au Moyen Âge.

Au XIIIème siècle, un savant arabe, Hannibal, découvre la photographie. Accompagné de sa fille Houdê, paralysée, et de El Ghoul, son serviteur masqué, il affronte l’incompréhension et l’hostilité de ses contemporains dans un petit château perdu dans les Pouilles. Telle est l’histoire contée par Néjib Belhadj Kacem, dit Néjib, dans Stupor Mundi (Gallimard BD), nommé au Fauve d’or lors du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2017. Référence au surnom de l’empereur germanique Frédéric II (1194-1250), grand amateur d’art, Stupor Mundi est aussi le second album de Néjib après Haddon Hall. Quand David inventa Bowie, évocation du célèbre chanteur disparu en janvier 2016. BFMTV.com a rencontré l’auteur en janvier dernier lors du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Il a accepté de commenter trois planches de son album.

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- © Néjib - Gallimard - 2017

Les personnages

"C’est une des premières planches de l’album. Je joue ici sur le mystère qui règne autour du personnage de l’étranger qui arrive. J’introduis déjà deux personnages très importants dans l’histoire, le bibliothécaire et le peintre, dont le dialogue instaure leur méfiance par rapport à cet hôte mystérieux. Cette page permet aussi d’installer une tension dramatique et l’ambiance graphique de la bande dessinée, avec de grands aplats, un jeu sur l’ombre et la lumière. J’ai vraiment joué sur la bichromie et le monochrome pour rester très proche d’une ambiance noir et blanc. Je voulais que l’histoire soit très fluide. Et donc que rien ne puisse distraire la lecture: ni les couleurs ni des dessins trop détaillés. Je voulais laisser une grande part à l’imaginaire du lecteur et donner une grande place aux aplats et aux contrastes entre le noir et blanc, toujours en référence avec ce qu’est la photographie, du moins à ses origines. J’ai essayé aussi d’instaurer un code couleur selon les scènes et les moments, dans un souci d'atmosphère et de lisibilité. Cela permet de rendre la lecture encore plus simple et directe pour le lecteur. Pour des personnages comme Hannibal et le peintre, j’ai travaillé à partir de références précises et de gens qui existent. Le bibliothécaire, lui, m’est venu intuitivement. Comme j’ai un dessin assez imprécis, je dois tendre vers une certaine caricature pour que les personnages soient très lisibles tout de suite. Le physique très particulier du bibliothécaire me semblait bien aller avec son caractère."

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- © Néjib - Gallimard - 2017

Le rêve

"C’est le cauchemar de la petite fille, Houdê. On dirait une histoire de fantômes. C’est très important, parce que le livre tourne autour de la question de l’image. Le fantôme, c’est l’image de quelque chose qui nous obsède, que l’on n’arrive pas à comprendre et dont l’on veut se débarrasser. Chez Houdê, ce cauchemar est une image un peu floue, quelque chose qui l’obsède mais qu’elle n’a pas compris. Pendant l’album, sa démarche sera de comprendre ce moment-là. Dans cette planche, le trait est plus fin. Il y a une absence complète, à part pour les cheveux de Houdê, d’aplats noirs. C’est une quasi-abstraction. Représenter un rêve, c’est quasi impossible, je pense. Même lorsque l’on a une image bien précise de notre rêve, c’est toujours difficile à décrire. J’ai dessiné quelque chose de très abstrait pour que le lecteur participe par sa lecture au rêve. Si vous regardez les Tintin en noir et blanc, comme L’Étoile Mystérieuse, on voit très peu de bateaux, de ports, de décors. Et pourtant, on a l’impression d’avoir voyagé. C’est le même effet chez Hugo Pratt, qui est très allusif. Tout le monde en lisant Les Celtiques a cru voir l’Irlande. En fait, en regardant bien, il n’y a quasiment pas de décors, mais il sait instiller une atmosphère en dessinant une petite branche, un brin d’herbe. Ce sont des approches qui m’intéressent beaucoup. Comme le lecteur-spectateur participe, l’émotion et le souvenir sont plus forts. Je ne sais pas si j’y réussis toujours, mais c’est ce que je cherche à faire. Je ne fais pas un essai pédagogique sur l’obscurantisme. Stupor Mundi, c’est du romanesque. Je veux emporter mon lecteur dans une histoire. Celle-ci va lui permettre d’aller dans des directions qu’il n’aurait lui-même jamais prises parce que le sujet ne l’intéresse pas réellement. J’essaye toujours dans le récit de m’étonner moi-même en espérant que cela va étonner le lecteur."

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- © Néjib - Gallimard - 2017

Prisonnier de l’image

"Il y a un focus sur chaque personnage de l’histoire. Il s’agit ici du passé de l’esclave El Ghoul. C’est un personnage masqué, presque un robot, qui a une histoire très sombre. Il raconte ici une histoire d’amour. Je me suis inspiré d’une histoire vraie, qui s’est passée en Italie: un jeune homme et une jeune fille qui échangent des petits spectacles d’ombre tombent amoureux l’un de l’autre. Une fois qu’ils se rencontrent, le garçon entend la voix de la fille et le charme est rompu, parce que selon lui sa voix est très plate. Encore une fois, le thème de la scène est l’image. Si le personnage n’est pas dans une case à la moitié de la page, c’est pour des questions de rythme. J’accorde une grande importance à l’enchaînement des cases, au découpage et au rythme. Là, c’est une sorte de pause. Toutes les cases ont a priori le même statut. Mais en enlevant le décor et le cadre, on peut mettre l’accent sur le personnage et sur son émotion à ce moment précis. C’est comme cela que l’on arrive à suggérer un rythme au lecteur. C’est vraiment la grammaire de la bande dessinée. Nous n’avons pas les moyens du cinéma, avec le son ou la musique pour appuyer une émotion. C’est ici la seule fois où l’on voit le visage d’El Ghoul. Dans Stupor Mundi, aucune scène n’est gratuite. Chacune essaye d’expliquer le rapport qu’entretient chaque personnage avec l’image ou avec l’image qu’il veut donner, ou pas, aux autres. Pour tous, l’image que l’on croit que les autres attendent de nous représente une forme de prison. Chaque personnage va essayer de s’en libérer. Certains vont y arriver, d’autres pas."

Stupor Mundi, Néjib, Gallimard BD, 288 pages, 26 euros.
Jérôme Lachasse