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Du Club Dorothée à Angoulême: comment Rumiko Takahashi est devenue la reine du manga

Couverture de Ranma 1/2 de Rumiko Takahashi

Couverture de Ranma 1/2 de Rumiko Takahashi - Glénat 2019

La dessinatrice, Grand Prix du Festival de la BD d’Angoulême en 2019, s’est imposée dans l’univers du manga, historiquement très masculin. Retour sur sa carrière et son influence sur les auteurs français qui, de Riad Sattouf à Balak, l’adulent.

Autrice de Ranma ½ et de Maison Ikkoku, la Japonaise Rumiko Takahashi est l’unique femme, avec Florence Cestac, à avoir remporté le Grand Prix du festival de la BD d’Angoulême (en 2019). Celle qui a vendu depuis ses débuts en 1978 plus de 200 millions d’albums dans le monde reste une figure à part du 9e Art. 

Profondément attachée au Japon, elle n’a jamais quitté l’archipel. Célébrée à Angoulême, elle n’a signé que l’affiche du festival, refusant la traditionnelle rétrospective réservée au Grand Prix. "Les auteurs japonais considèrent que les planches originales ne sont que des outils de travail, une étape intermédiaire avant l’œuvre finie: le livre imprimé.", précise Satoko Inaba, éditrice de Ranma ½ chez Glénat. 

Amoureuse de son travail, mais réticente à le commenter, Rumiko Takahashi ne l’abandonne que lors de rares pauses entre deux créations. Âgée aujourd’hui de 62 ans, elle n’a jamais cessé d’imaginer de nouvelles histoires.

"C’est quelqu’un de passionné, qui a gardé une âme d’enfant", complète Satoko Inaba. "Elle ressemble un peu à ses personnages. Ce n’est pas quelqu’un de stressé. Les Japonais sont plutôt timides, mais pas elle. Elle a la même passion qu’au début de sa carrière. Elle ne cherche pas à devenir une star. Elle aime dessiner des mangas. Tout ce qu’elle veut, c’est continuer à pouvoir le faire. Avant de faire une création personnelle, elle pense à faire des œuvres qui amuseront son public." 

S’imposer dans un milieu très masculin

Le parcours de Rumiko Takahashi témoigne de sa ténacité: dans la foulée des pionnières Moto Hagio et Riyoko Ikeda qui révolutionnent dans les années 1970 le shōjo (manga pour filles), Rumiko Takahashi s’affranchit des barrières du genre et investit le shônen (pour enfants et adolescent), puis le seinen (pour jeunes adultes) genres pour garçons alors exclusivement dessinés par des hommes. Elle s’appuie sur ses idoles Osamu Tezuka (Astro Boy, Princesse Saphir) et Fujio Akatsuka (Iyami, le roi des escrocs), deux maîtres du manga qui ont multiplié au cours de leur carrière les allers-retours entre shōjo, shônen et seinen. Elle apprend également l’art du scénario avec Kazuo Koike, le célèbre scénariste de Lone Wolf & Cub, Crying Freeman et Lady Snowblood

Elle n’a que 21 ans lorsqu’elle commence dans le Weekly Shonen Sunday, le premier magazine hebdomadaire de shônen, la publication de sa première grande série, Urusei Yatsura (1978-1987), qui raconte l’arrivée sur Terre d’un peuple extraterrestre, les Oni. Le succès est immédiat. "Elle a débuté la pré-publication quand elle était encore étudiante", précise Satoko Inaba, qui vient de rééditer deux compilations de la série. "Elle dessinait un chapitre toutes les semaines, tout en continuant ses études. Cela prouve la rapidité avec laquelle elle a compris comment raconter une histoire en dessin." 

Rumiko Takahashi enchaîne avec Maison Ikkoku (1980-1987), qui raconte les aventures sentimentales de Yusaku Godai, étudiant raté qui tente d'entrer à l'université et tombe amoureux de Kyoko Otonashi, la nouvelle concierge de la pension de famille où il vit. Vient ensuite Ranma 1/2 (1987-1996), qui suit Ranma, un adolescent qui se transforme en femme lorsqu’il est touché par de l’eau froide. 

Riad Sattouf et Lastman lui doivent tout

Énorme succès de vente, ses mangas sont adaptés en séries animées. C’est par ce biais que l’œuvre de Rumiko Takahashi débarque en France. Aujourd’hui directeur éditorial des éditions Delcourt Tonkam, Pascal Lafine a contribué à cette reconnaissance via une célèbre émission TV pour laquelle il travaillait: 

"Quand le Club Dorothée a été créé [en 1987], AB Productions a acheté toutes les séries en cours dans l’année 1986 au Japon. Il y avait notamment Lamu, Juliette Je t’aime [titres français de Urusei Yutsura et Maison Ikkoku, NDLR] et Ranma", se souvient-il. 

Sans le savoir, il vient de bouleverser la vie de centaines de petits Français et Françaises. Parmi eux: la mangaka Elsa Brants, qui a raconté le choc vécu dans Par le pouvoir des dessins animés, et Riad Sattouf, qui a consacré plusieurs pages de L’Arabe du futur 4 à son obsession pour Juliette je t’aime. Balak, co-auteur de Lastman et de Peepoodo, se souvient du sentiment ressenti en découvrant l’univers de Rumiko Takahashi: 

"J’avais dix, onze ans. Je n’avais jamais vu ça à l’époque. Ça a défini toute ma carrière. Quand j’ai vu le premier épisode de Lamu, je me suis rendu compte que l’on pouvait faire tout ce que l’on voulait avec le dessin, que l’on pouvait mélanger le sexy, l’humour et l’émotion. Avant, je dessinais beaucoup de franco-belges, beaucoup de comics. En découvrant Lamu, je me suis dit: 'C’est ça que je veux faire'. J’ai appris la mise en scène manga à douze, treize ans en recopiant des pages de Ranma ½: ses scènes d’action tenaient la dragée haute à tous les mangakas d’action pure." 

Takahashi n’était jamais très loin: "La gifle d’Elorna à Adrian [dans Lastman], c’est la gifle de Juliette à Hugo dans l’épisode 14! Peepoodo, c’est mon Urusei Yatsura en plus salé. Tout ce que je fais est à cause d’elle." 

Des récits universels

Sous leur apparence de douceur, les histoires de Rumiko Takahashi n’hésitent pas à être féroces, ni à aller très, voire trop loin dans les jeux de mots. "Elle a un humour assez sombre, que l’on retrouve dans Maison Ikkoku", note Pascal Lafine. "Son héros rate ses études dans un pays où on travaille beaucoup. Ses colocataires ne l’aiment pas du tout et vont tout faire pour le rabaisser. Ce que j’aime le plus dans ses œuvres, ce sont ses nouvelles, des histoires contemporaines où elle raconte la vie de tous les jours avec beaucoup de dérision et de moquerie." De "vrais petits bijoux" réunis dans Le Chien de mon patron ou encore Un bouquet de fleurs rouges (Tonkam). 

Ses personnages sont aussi attachants que méchants. Jeunes ou vieux, ils sont toujours traités avec compassion. "Il y a une attention envers ses personnages", note Satoko Inaba. "On sent qu’elle les aime tous et qu’elle essaye de les laisser s’exprimer librement. C’est peut-être ça aussi qui fait le charme de ses œuvres." C’est en effet ce qui a séduit Balak lorsqu’il a découvert à la télévision l’adaptation animée de Maison Ikkoku: 

"Je ratais des cours pour aller voir le prochain épisode de Juliette Je t’aime. C’était un de mes dessins animés préférés très, très loin devant Dragon Ball. J’avais vraiment l’impression de rentrer dans le quotidien d’un jeune Japonais de vingt ans qui galérait à l’école et sur le marché du travail, et qui après tombait amoureux d’une veuve." 

Balak se souvient avoir été touché par la grande habileté de Rumiko Takahashi pour passer du rire aux larmes avec des personnages inoubliables: "On peut les jeter dans n’importe quelle situation et ce sera toujours intéressant: il y aura de l’émotion, de l’action, de l’humour. Tous les personnages sont très différents. Ils ont des caractères très tranchés. C’est une comédie où les réactions des personnages sont extrêmes."

Style tout en rondeur

Associée au genre humoristique, Rumiko Takahashi s’est aussi essayée avec succès à l’horreur avec Mermaid Forest: "Ça m’avait beaucoup marqué de voir son graphisme doux et énergique se mettre au service de l’horreur. C’était assez impressionnant de voir que ça marchait", s’enthousiasme Balak. 

Et ça continue de marcher. Rumiko Takahashi a commencé l’année dernière une nouvelle série, Mao, située à mi-chemin entre le monde des humains et celui des des monstres. Depuis ses débuts, elle ne s’est jamais adaptée à la mode. Elle a conservé son style tout en rondeur, qu’elle a amélioré à sa façon, avec toujours comme ligne de conduite d’apporter du bonheur à ses lecteurs: "Si des personnes deviennent plus aimables dans leur vie après avoir lu mes mangas, je serai heureuse. Mes années de travail et de sacrifice auront servi à quelque chose."

Jérôme Lachasse