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Dans Bug, Enki Bilal imagine un monde sans internet: "En 2040, on sera dans la merde"

Couverture de Bug d'Enki Bilal

Couverture de Bug d'Enki Bilal - Enki Bilal / Casterman 2017

ENTRETIEN - Le célèbre dessinateur revient ce mercredi 22 novembre avec un nouvel album, Bug. Il a accepté de répondre aux questions de BFMTV.

Trois ans après La Couleur de l’air, où la Terre se révoltait contre l’humain qui l’a saccagée, Enki Bilal revient avec Bug, un nouvel album tout aussi sombre, une farce féroce qui imagine la disparition du numérique après un mystérieux bug.

Pour la première fois, il raconte aussi l’histoire d’une famille. Un pilote revenu de Mars, Obb, est frappé par une mystérieuse bestiole et reçoit tout le savoir du monde numérique. Arrivé sur Terre, il cherche à retrouver sa fille, kidnappée par la mafia. Voilà les grandes lignes. Comme souvent chez Bilal, il faudra lire et relire l’album pour en découvrir toutes les subtilités. Et pour ronger son mal en attendant la suite de Bug, prévue en 2019.

Couvertures de l'édition standard (à gauche) et de luxe (à droite) de Bug d'Enki Bilal
Couvertures de l'édition standard (à gauche) et de luxe (à droite) de Bug d'Enki Bilal © Enki Bilal Casterman 2017

Bug est votre premier livre où vous racontez l’histoire d’une famille. 

C’est un sujet qui nous concerne tous. S’il y a un bug, vous comme moi, on est paumé. Le sujet est complexe, mais, en même temps, il nous identifie à notre dépendance, à notre addiction et à cet extraordinaire univers qu’on a créé. C’est impressionnant ce monde numérique et ce qu’il va advenir avec. Mais c’est très abstrait. Donc, il fallait quelque chose de très concret. Et quoi de plus terre à terre qu’une famille? Obb, le personnage principal, est un pilote qui revient de Mars, un homme relativement ordinaire - je pars du principe qu’Elon Musk aura réussi d’ici à 2041 à envoyer quelques spécimens humains sur Mars. Obb se retrouve dépositaire de quelque chose de monstrueux à son insu... 
"Si le bug arrive tel que je le raconte, c’est un chaos au bout de deux ou trois jours"

Bug est aussi un titre très concret. Auparavant, vos titres avaient une dose d’étrangeté: Quatre?, 32 décembre, Animal’z… Comment vous est venue l’idée?

C’est marrant comment naît un album. J’ai traité des idéologies et des dictatures avec Pierre Christin et dans La Foire aux immortels. Avec Monstre, je suis parti de l’éclatement de la Yougoslavie dans les Balkans pour raconter un monde en proie à l’obscurantisme religieux. Album prémonitoire, malheureusement: on a vu ce qu’il s’est passé après et on y est toujours. Ensuite, avec Animal’z, ça a été l’écologie, la prise de conscience que la planète était importante, fragile. Après, je me suis demandé ce que je pouvais raconter. J’ai regardé les 20 années à venir. Je fonctionne toujours comme ça. Le jour où je ferai un truc historique, ça voudra dire que je suis sec, fané. Je regarde devant et je vois le transhumanisme, la Silicon Valley, le potentiel du numérique, la robotique…

Découverte du bug.
Découverte du bug. © Enki Bilal Casterman 2017

C’est comme cela que l’idée du bug vous est apparue? 

Oui. Je me suis dis que je devais parler de nous face à ce monde numérique, face à un bug. Et, tout d’un coup, la signification anglaise du mot arrive: c’est une bestiole. Et là j’imagine un Alien. Je me dis qu’un type va revenir avec quelque chose en lui. Est-ce que c’est ça qui provoque le bug? Je ne le dis pas pour l’instant. J’ai trouvé assez vite la fin, parce que je ne voulais surtout pas m’embarquer dans cette histoire dans un esprit réaliste. Je l’ai fait dans quelques pages où j’énumère certaines des conséquences dramatiques du bug. Il vaut mieux le faire comme ça qu’en image: les avions sans pilote qui s’écrasent, les ascenseurs bloqués avec des centaines de milliers de personnes dedans… Si ça arrive tel que je le raconte, c’est un chaos au bout de deux ou trois jours. C’est l’anarchie. Les gens deviendraient… j’allais dire des bêtes, mais ce n’est pas gentil pour les bêtes. Il ne fallait pas que la cause soit réaliste. Ça aurait été anecdotique si ça avait été un fou qui avait tout fait sauter. Grâce à cette explication que j’ai trouvée, je me sens libre. Je vais d’ailleurs me remettre assez rapidement sur la suite. Je sais que la fin du tome 1 est frustrante. 

Pas tant que cela. Vous finissez souvent vos albums avec un couple qui s’enfuit dans un avion. C’était déjà la fin de La Femme piège.

Exactement. 
Bug (à gauche), Monstre (à droite)
Bug (à gauche), Monstre (à droite) © Enki Bilal Casterman 2017

Il y a d’ailleurs de nombreux points communs entre Bug et vos albums précédents. Obb a une tâche bleue sur le visage, comme Nike a un alien sur le corps dans Monstre...

Et dans mon film Tykho Moon, Michel Piccoli a une tache bleue. C’est maléfique. Toute sa famille est marquée par cette tache. Là, dans Bug, ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas d’explication. Une tache d’une autre couleur que le bleu, ce serait malsain. Lorsqu’on a un univers, on le travaille. C’est une matière. On travaille toujours la même matière. Je n’ai pas envie de prendre une autre matière pour en faire quelque chose qui me ressemble. J’assume totalement. Je ne sais pas ce que j’ai à régler, mais c’est une matière que je malaxe dans tous les sens. Celui qui connaît, s’y intéresse et cherche à analyser trouve forcément des correspondances.
"Je ne me vois pas dessiner des types en chemisette hawaïenne et en bermuda"

Bug, comme beaucoup de vos histoires, se déroule en hiver, en décembre. Pourquoi? 

Si je prends un mois d’été - j’adore l’été, le soleil - je me sens contraint par la couleur. Autant j’aime dessiner les corps - le corps nu ou le corps couvert de peau - et les manteaux, autant je déteste dessiner un humain en tenue d’été. Ça me paraît vulgaire et con (rires). Je ne me vois pas dessiner des types en chemisette hawaïenne et en bermuda (rires).

Bug parle de la mémoire. Dans Monstre ou vos albums avec Christin, la mémoire, c’était le passé qui faisait irruption dans le présent. Depuis Animal’z, le futur dont vous parlez n’a plus de passé, plus de mémoire.

On est entré dans une ère où les nouvelles générations, qui peuvent être brillantes, intelligentes et inventives, ont subi un phénomène de déficit de transmission provoqué par la révolution numérique qui a préempté les cerveaux. Ce phénomène les a concentrés sur la mécanique numérique puis sur ses potentialités énormes, qui sont toujours tournées vers la communication. C’est un outil extraordinaire pour progresser. On est dans une course en avant, où on ne regarde plus en arrière. Il y a toute une génération qui est privée d’une culture générale qui est celle du XXème siècle. La mémoire n’est plus la mémoire historique. C’est une mémoire personnelle comme dans Le Sommeil du Monstre, mais qui débouche peu sur le passé. 
Les faux journaux avec des fautes dans La Foire aux immortels (à gauche) et dans Bug (à droite)
Les faux journaux avec des fautes dans La Foire aux immortels (à gauche) et dans Bug (à droite) © Enki Bilal Casterman 2017

C’est pour cette raison que les faux journaux présentés dans Bug sont truffés de fautes? 

C’est un clin d’œil à La Foire aux immortels, où c’était des gens incultes qui ne savaient pas parler la langue. C’était un langage dégénéré, bizarre, une mutation hybride. Là, c’est une orthographe dégénérée. En perdant le verbe et la maîtrise de la culture, on perd aussi tout sens esthétique. Et ça donne ça. J’ai pris les couleurs les plus basiques, les plus criardes et j’ai fait un truc très laid (rires). C’est quelque chose de plausible. On sait que l’orthographe se perd. Quand on sera en 2040, on peut imaginer que les gens ne se préoccuperont plus de l’orthographe. Ils auront des correcteurs, ils dicteront leurs messages… Ça existe déjà, et c’est terrifiant: vous ne comprenez pas le message et c’est drôle. Quand ce sera partout, ce sera parfait. On arrêtera d’écrire, le stylo disparaîtra et on aura tout confié au numérique. Et en 2040, on sera dans la merde! (rires) Et ça donnera ça (il montre Bug).
"En 2040, on sera dans la merde!"

La fin se déroule dans le califat de Gibraltar. D’où vient cette idée?

Il y a eu les printemps arabes, la Libye, la Syrie… L’islamisme radical est en plein expansion. Il y a aussi un islam plus apaisé - dans l’image de Paris vu du ciel, il y a une mosquée juste à côté de Notre-Dame de Paris. Si elle est là, c’est qu’il y a eu un statu quo. Par contre, le califat, pour moi, c’est presque Iznogoud. Le monstre sécrète toujours des petits épiphénomènes de règlements de compte personnels. Gibraltar, c’est un petit truc absurde et ça peut être un enjeu entre sunnites, chiites ou d’autres courants pour devenir calife à la place du calife. Ce n’est pas une menace. Ça fait partie du background de notre société du futur. C’est tout à fait plausible. Il y a une réelle incohérence aujourd’hui. On est dans un monde qui entre dans le transhumanisme, dans l’intelligence artificielle, avec des recherches de plus en plus sophistiquées qui vont repousser très loin le savoir humain. C’est une avancée incroyable. Et en même temps on a la régression que nous apporte le religieux avec des trucs barbares qui datent d’avant le Moyen-Âge. Tout ça cohabite. L’album est en réaction à ça. 

L'Île de la Cité avec Notre-Dame et une mosquée dans Bug d'Enki Bilal.
L'Île de la Cité avec Notre-Dame et une mosquée dans Bug d'Enki Bilal. © Enki Bilal Casterman 2017

Enki Bilal, Bug, tome 1, Casterman, 88 pages, 18 euros (version standard), 104 pages, 30 euros (version luxe).

Jérôme Lachasse