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Nobel de littérature: comment Annie Ernaux est devenue l'égérie des jeunes féministes

Annie Ernaux, au Festival de Cannes, le 23 mai 2022.

Annie Ernaux, au Festival de Cannes, le 23 mai 2022. - Julie Sebadelha

L'écrivaine française Annie Ernaux a été couronnée du prix Nobel de littérature ce jeudi par l'Académie suédoise. Un triomphe qui succède, en l'espace de quelques mois, à la parution d'un nouveau livre, à un documentaire projeté à Cannes, et à un numéro des Cahiers de l'Herne consacré à son œuvre. L'autrice octogénaire s'impose aujourd'hui comme une référence des jeunes féministes.

Annie Ernaux a décroché ce jeudi le prix Nobel de littérature, décerné par l'Académie suédoise. Le jury a expliqué récompenser "le courage et l'acuité clinique avec laquelle" l'écrivaine française "découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle". Et ce triomphe international suit de près un impressionnant tir groupé aux airs de strike réalisé par l'autrice sur la scène culturelle hexagonale au cours des dernières semaines.

Elle a ainsi publié un nouveau livre, Le jeune homme, a vu un numéro des très prestigieux Cahiers de l’Herne s’emparer de son œuvre, tandis que Les Années Super 8, un documentaire coréalisé avec son fils à partir d’images familiales et tissé de ses textes, a été projeté au Festival de Cannes en mai dernier, avant une sortie nationale le 14 décembre prochain.

Le champ littéraire semble en effet trop étroit pour comprendre le succès de celle qui, après avoir publié une vingtaine de romans et récits - vendus à plus de trois millions d'exemplaires en France d'après Gallimard -, s’affirme désormais comme un phénomène culturel bien plus vaste. Culturel, mais aussi politique. Car 48 ans après sa première publication, Annie Ernaux est plus que jamais au centre des débats qui animent les féminismes contemporains et s’impose comme la figure tutélaire des nouvelles générations de militantes et d’intellectuelles.

"Une rock star féministe"

Camille Paix nous confirme ce constat. Nous décrivant son récent séjour à Cannes où elle a assisté à la projection des Années Super 8, la journaliste de Libération, autrice de La Mère Lachaise, sourit:

"Annie Ernaux est montée sur scène rapidement pour le présenter. La salle était remplie de jeunes filles et il y a eu une standing ovation. C’est clairement une rock star féministe".

Rien chez l'autrice octogénaire ne laisse pourtant présager d'un tel statut. C’est même un poncif au moment d’aborder son œuvre: son écriture serait "blanche", c’est-à-dire sobre, sans fioriture aucune, et très concise. Ses textes se distinguent toutefois par leur dimension organique, comme le souligne Emmanuelle Josse, cofondatrice de la revue féministe La Déferlante – qui avait d’ailleurs interviewé Annie Ernaux dans son premier numéro. "C’est une écriture du corps. Elle parle de ses règles, diarrhées, de la sodomie".

"Le contraste frappe avec sa personnalité qui ne met pas en scène un scandale permanent ou sa subversion", relève-t-elle encore.

Une personnalité qu’il est impossible de négliger, tant l’entreprise biographique tient une importance cardinale ici. "Elle est sincère, puise dans sa propre expérience, mais filtre son vécu à travers la langue", nous aiguille Mireille Calle-Gruber, critique littéraire et grande spécialiste de la littérature française contemporaine. "Elle m’a fait comprendre que l’intime était politique", reprend Camille Paix qui estime que c’est même là ce qui rend l’écrivaine "universelle".

Un "je" universel

De livre en livre, Annie Ernaux n’a cessé de revenir sur son parcours de fille d’ouvriers devenus épiciers - elle-même devenant enseignante - et sur les épisodes qui l’ont jalonné.

La biographie ne vaut donc ici que parce qu’elle raconte une histoire d’appartenance et de classe sociale. Emmanuelle Josse tient ainsi son admiration de l’écrivaine de son père qui retrouvait chez l’autrice normande sa propre trajectoire d’"autodidacte, son origine populaire, son arrivée depuis la Bretagne".

"Assumer un point de vue situé c’est toujours dire qu’on vient de tel groupe social, c’est dire ‘je viens de tel milieu’", glisse-t-elle. "Annie Ernaux se situe plus à la jonction du sociologique et du littéraire", abonde Mireille Calle-Gruber, soulignant un lien revendiqué par l’intéressée elle-même, qui affirme "le 'je' de mon œuvre est collectif". "C’est un ‘je’ qui fait toujours parler un ‘nous’. Il est toujours pleinement dans son époque", complète Emmanuelle Josse.

"Retour de hype"

Son premier livre, Les Armoires vides, a pourtant débarqué dans les lettres françaises en 1974, et son Prix Renaudot, La Place, remonte déjà à 1984. Surtout, les thèmes obsédant l’écriture d’Annie Ernaux l’ancrent profondément dans le XXe siècle: de l’accès des jeunes filles aux études, jusqu’à l’avortement clandestin auquel elle a été contrainte à une époque où la loi l'interdisait.

Titiou Lecoq - essayiste autrice des Grandes Oubliées - Pourquoi l'Histoire a effacé les femmes - le martèle pourtant, il y a bien "un retour de hype (une mode, NDLR) Annie Ernaux". Elle n’y voit d’ailleurs "rien de paradoxal": "Dans les thèmes qu’elle développe et qui ont pu me séduire, il y a par exemple ce passage dans Mémoire de fille où elle raconte son viol en colonie, puis la manière dont on la perçoit, sa manière de le raconter – tout ça est d’une modernité absolue". "Il y a aussi sa manière de raconter comment bosser tout en étant mère", ajoute-t-elle, citant d'autres thèmes tout aussi contemporains.

"Elle a parlé de la charge mentale, du rapport à la sexualité en vieillissant. Et tout ça cadre avec les préoccupations des féminismes actuels". "Ce rapport entre le côté ‘immense écrivaine’ et la vie quotidienne, presque une contradiction dans les termes, c’est typiquement un truc dont un auteur homme ne parlera pas. Victor Hugo, il ne faisait pas faire leurs devoirs aux enfants !" juge celle qui a aussi publié Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale.

Emmanuelle Josse a d’ailleurs pris la mesure de l’univers d’Annie Ernaux au moment où elle-même a eu des enfants. "La maternité a dessillé mes yeux sur les aliénations du quotidien", brosse-t-elle, enchaînant: "À chaque étape de sa vie, on a son Annie Ernaux pour soi !"

Pour la journaliste, ce miroitement de l’œuvre est la base même de l’engouement qu’elle soulève, notamment chez les plus jeunes.

"Il y a une intelligence sensible perpétuelle qui parle beaucoup à des femmes qui ont 40 ou 50 ans de moins qu’elle aujourd’hui."

Ascension douloureuse

C’est le cas de Camille Paix qui, du haut de ses 28 ans en rend 53 à l’écrivaine. En toute logique, elle partage les combats de sa génération, se revendique d’un "féminisme intersectionnel" qui se distingue habituellement du féminisme de "deuxième vague" auquel la figure d’Annie Ernaux est souvent associée.

En d’autres termes, au féminisme articulé autour de la maîtrise de la sexualité par la contraception et le droit à l’avortement né à la fin des années 1960, aurait succédé le féminisme intersectionnel étoffant l’analyse de la domination subie par les femmes, par la prise en compte des mécanismes frappant les autres minorités. Une passation qui n’a pas empêché Camille Paix de "pleurer toutes les larmes de (son) corps" lorsqu’elle a lu La Place.

Selon Emmanuelle Josse, c’est justement la trame sociale de ce livre qui expliquerait ce lien permanent entre Annie Ernaux et ses différents lectorats par-delà les turbulences idéologiques. "De deux choses l’une: soit on voit dans son œuvre le récit d’une ascension sociale, soit la douleur de ne plus avoir de lieu. C’est une façon de raconter un chemin qui est encore une grande fascination française. Une ascension qui restera douloureuse", balance-t-elle.

Ce thème du transfuge de classe revient désormais fréquemment sur la scène médiatique. Et suggère quelques noms au moment d’identifier les héritiers littéraires d’Annie Ernaux: Edouard Louis, Nicolas Mathieu sont souvent cités, et parfois par l’autrice elle-même. Pour la comprendre, mieux vaut pourtant se retourner vers son ascendance.

Annie Ernaux s’inscrit dans une riche tradition française. "Balzac met en scène les rapports de classe, et les tentatives d’en sortir – typiquement Rastignac. Ce rapport de hiérarchie, cette volonté de sortir de sa case, elle en a parlé elle aussi", compare ainsi Titiou Lecoq, à qui l’on doit encore Honoré et moi.

"Un regard indulgent sur la jeunesse"

Mais c'est une autre qualité de regard qui fonde selon Camille Paix l'enthousiasme des jeunes militantes pour l'écrivaine: sa bienveillance.

"Plus que des idoles ou des icônes, il est important d’avoir des gens qui jettent un regard indulgent sur la jeunesse, et c’est le cas d’Annie Ernaux", souligne ainsi Camille Paix.

Mireille Calle-Gruber, qui correspond régulièrement avec l'autrice, souligne d'ailleurs: "Je sens que pour elle, la réception de son travail compte beaucoup. Cette relation aux lecteurs, c'est aussi son éthique d'écrivain".

"Je suis toujours étonnée que ce que j'écris dans la solitude et en ayant seulement comme pensée de trouver les mots justes, ait un tel écho", livrait ainsi l'écrivaine au micro de France Inter, en mai dernier, ajoutant: "rencontrer des lecteurs qui me disent que tel ou tel livre a compté pour eux, c'est plus que de l'étonnement, c'est du plaisir, une justification de l'écriture."

Sociologue au moins autant que romancière, Annie Ernaux multiplie les prises de position dans la presse, au cœur des luttes féministes. On pourrait craindre que l'écriture d'Annie Ernaux se dilue dans l'activisme. "C'est un risque si on est un mauvais écrivain, oui. Le fait qu’elle ne tombe pas dans cet écueil, c’est justement ce qui fait d’elle une grande écrivaine", observe cependant Titiou Lecoq.

"Romancières de la sensualité"

L'œuvre d'Annie Ernaux avait de quoi attirer les projecteurs. En l’espace de deux ans, trois de ses publications ont ainsi connu une adaptation au cinéma: Passion simple par Danielle Arbid d’abord, le documentaire J’ai aimé vivre là, par Régis Sauder et enfin L’Evénement par Audrey Diwan, qui a décroché le Lion d’or à la Mostra de Venise en 2021. Ce succès cinématographique rappelle une autre trajectoire d’écrivaine, désignant une autre parentèle possible: Marguerite Duras, là aussi passée au grand public, saisie par le cinéma, elle aussi conservée comme un trésor de guerre par de nombreuses militantes féministes. Mireille Cale-Gruber, qui a publié Marguerite Duras, la noblesse de la banalité, perçoit un fil supplémentaire unissant les deux femmes de lettres.

"Ce sont des romancières du couple, des sensations, de la sensualité".

Annie Ernaux, une Duras pour notre temps? Pas tout à fait. Tandis que la seconde, plus expérimentale dans son écriture, "jouant toujours sur l’éblouissement et la folie", était aussi plus "sulfureuse" dans la vie, Annie Ernaux cultive une manière "beaucoup plus sobre", analyse Mireille Calle-Gruber. Elle y voit la matrice de son originalité un brin paradoxale, mais aussi du sentiment d’identification qu’elle inspire: "Annie Ernaux est dans la vérité de la banalité". "D’ailleurs, dans la vie, les femmes sont plutôt des Ernaux que des Duras", rit-elle.

Robin Verner
Robin Verner Journaliste BFMTV