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BD: Mai 68 fête ses 50 ans avec cinq albums incontournables

Couverture de Chacun de vous est concerné

Couverture de Chacun de vous est concerné - Casterman 2018 Tardi

Des dessinateurs, des chanteuses et des historiens racontent Mai 68 à l'occasion du cinquantième anniversaire des manifestations du Quartier latin.

Mai 68 a 50 ans. Alors que son souvenir est omniprésent, paradoxalement, il a jusqu’ici peu inspiré le 7e ou le 9e Art. "Il y a peu de fictions sur ce sujet, parce que ça ne s’y prête pas très bien", estime le scénariste de BD Jean-Pierre Pécau.

"C’est quelque chose qui a fondamentalement changé la société et en même temps c’est deux mois de grogne, puis l’essence revient et tout le monde part en vacances. Ce n’est pas la prise du Palais d’hiver: il n’y a pas de dramaturgie".

Il s’est tout de même attelé à la tâche en imaginant pour sa série Jour J deux uchronies sur Mai 68. Dans l’une, les manifestations conduisent au triomphe de la contre-culture, dans l’autre, à la guerre civile.

Détails des couvertures de La Veille du Grand Soir, Jour J, Chacun de vous est concerné et Sous les Pavés
Détails des couvertures de La Veille du Grand Soir, Jour J, Chacun de vous est concerné et Sous les Pavés © Delcourt / Casterman / Le Lombard 2018

"Mai 68 n’est pas figé dans le temps"

Dans un style différent, refusant toute nostalgie, le dessinateur Tardi et la chanteuse Dominique Grange signent Chacun de vous est concerné, un livre-vinyle pour rappeler que "Mai 68 n’est pas figé dans le temps", mais "un moment du mouvement révolutionnaire, qui est tout le temps en cours", précise Dominique Grange. Avec le groupe Accordzéâm, elle propose donc de nouvelles versions, "plus rock", de onze chansons engagées écrites entre 1968 et maintenant. Parmi elles: À bas l'état policier, un morceau encore scandé dans les manifestations.

"Avec ce livre-vinyle, on a voulu dire qu’on avait, qu’on a toujours raison de se révolter", poursuit-elle. "Il faut oser descendre dans la rue, prendre les espaces de parole lorsqu’il y en a, et tant pis si on se fait foutre sur la gueule".

Les chansons sont accompagnées d’illustrations de Tardi et de textes retraçant, depuis 68, 50 ans de luttes contre le nucléaire, les violences policières ou encore la maltraitance animale: "On ne voulait pas être dans la tranchée de Mai 68", insiste Grange. "68, c’est dans le monde entier et pas uniquement dans notre petit microcosme du Quartier latin".

Illustration de Jacques Tardi pour "Chacun de vous est concerné"
Illustration de Jacques Tardi pour "Chacun de vous est concerné" © Casterman 2018 - Tardi, Dominique Grange

"Traduire l’esprit du temps"

C’est cependant ce microcosme qu’ont choisi de mettre en scène l’historien Patrick Rotman et le dessinateur Sébastien Vassant. Dans La Veille du grand soir, leur ambition est d’établir un déroulé rigoureux, jour par jour, des événements de Mai. Pour cela, Patrick Rotman, 19 ans en 68, convoque le général de Gaulle, Godard et … Fernandel.

"Tout ce qui concerne les personnages dits historiques est vrai", assure-t-il. "Je n’ai pas voulu inventer. Je pense que l’on ne peut pas se permettre de leur faire dire des choses qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils ont dit".

Tout en inventant le personnage d’un étudiant, fortement inspiré par son propre parcours, pour "traduire l’esprit du temps", l’historien s’est appuyé sur des informations obtenues auprès du préfet de Police de Paris Maurice Grimaud et du ministre des Armées Pierre Messmer.

Puisant dans une documentation aussi rigoureuse, le duo belge Warnauts & Raives propose dans Sous les pavés une vision romanesque de Mai 68. Cela ne les a pas empêchés, pour mieux montrer que rien n’a changé, ou presque, en 50 ans, de placer dans la bouche d’un de leurs personnages une fameuse phrase d’Emmanuel Macron: "Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien".

Sous les pavés
Sous les pavés © Le Lombard 2018

"C’est à nous de le raconter, puisque le cinéma ne le fait pas"

Grange et Tardi ne s’encombrent pas de ce genre de fioritures. Si lui veut "parler des petites gens, qui souffrent, espèrent", elle écrit pour les ouvriers grévistes de 68 qui "jouaient leur vie, leur travail [pour] qu’eux aussi aient un écho de ces luttes à travers des chansons".

Profitant des 50 ans de Mai 68, le duo veut mettre en lumière les oubliés de l’Histoire. Parmi eux figurent Georges Abdallah, doyen des prisonniers politiques d’Europe, mais aussi Pierre Overney, un militant tué en 1973 par un policier lors d’une distribution de tracts. Une chanson intitulée Pierrot est tombé lui est dédiée. "C’est à nous de le faire, c’est à nous de le raconter, puisque le cinéma ne le fait pas", s’emporte Tardi.

Si le cinéma a évoqué l’hédonisme de Mai 68, notamment dans Innocents de Bertolucci, la BD s’intéresse surtout à la violence des manifestations. Bien que certains albums, comme Filles des Oiseaux de Florence Cestac, restituent l’ambiance psychédélique de Mai 68, d'autres, comme La Veille du Grand Soir, privilégient des tons très sobres pour "sortir des stéréotypes et des images un peu légendaires" et "raconter vraiment ce qui s’est passé".

Bien que plus romanesque et psychédélique, Sous les pavés essaye de concilier cette ambition, notamment à travers une scène, quasi muette, reconstituant telle une bataille les affrontements du 10 mai rue Gay Lussac: "C’était encore plus violent que ce que l’on a fait", précise Raives. "Les gens qui habitaient aux alentours jetaient sur les CRS des meubles, des garde-robes, des boules de pétanque. C’est étonnant qu’il n’y ait pas eu de morts. Leurs casques n’étaient pas faits pour recevoir des coups".

La Veille du Grand Soir
La Veille du Grand Soir © Éditions Delcourt, 2018 – Rotman, Vassant

Une "fuite éperdue vers les étages, tapant contre les portes"

Les CRS montaient dans les appartements pour déloger les étudiants. Une séquence racontée aussi bien par Warnauts & Raives que Patrick Rotman. "Rue Gay Lussac, vers 5 heures du matin, c’était la chasse aux manifestants. Les policiers montaient dans les étages, ils tapaient dans les appartement et les vidaient", raconte Rotman.

Dans Chacun de vous est concerné, une chanson écrite en juin 68, Dominique Grange évoque un fait similaire: "Quand je dis ‘Si vous nous avez laissé matraquer sur le palier’, c’est une chasse à l’homme que j’ai vécue dans un escalier de la place Saint-Michel avec je ne sais combien de flics derrière nous". Elle se souvient encore de cette "fuite éperdue vers les étages, tapant contre les portes, avec personne qui nous ouvrait". Dans La Veille du grand soir, un policier tire une femme par les cheveux. Une scène dont Rotman a été témoin:

"Des scènes de violence comme celle-là, il y en a eu des dizaines. Quand des manifestants étaient pris isolément, ils étaient salement tabassés. Même le préfet de police a fait une circulaire aux policiers pour ne pas tabasser les manifestants isolés".

Cet aspect est rarement montré dans les films sur Mai 68, qui privilégient l’hédonisme à la révolution. Dominique Grange, qui a passé le mois de mai dans les usines à chanter en soutien aux grévistes, n’a "pas vu tellement ce côté festif du côté des ouvriers".

Sous les pavés
Sous les pavés © 2018 Le Lombard

"Il y a eu une grenade rouge dans le ciel et la police a attaqué"

Présent le 10 mai rue Gay Lussac, Patrick Rotman se souvient quant à lui du mélange "de grande allégresse, d’exaltation et de violence" qui régnait ce jour-là:

"Jusqu’à deux heures du matin, c’était une fiesta avec des milliers, voire des dizaines de milliers de gens qui chantaient, dansaient dans la rue… les riverains, les voisins… Puis, tout d’un coup, il y a eu une grenade rouge dans le ciel et la police a attaqué. A partir de là, pendant quatre heures, c’était tout l’inverse, des affrontements d’une violence terrible."

L’historien ajoute: "Il faut bien comprendre que Mai 68 est un événement complexe, composite. Il n’a pas une seule couleur. Il y a beaucoup d'événements: une révolte étudiante, une grève générale, une crise au sommet de l’État, une crise existentielle de la société française. Tout ça se mélange. Personne ne vit la même chose". Et chacun en sort transformé, comme Florence Cestac le raconte dans Filles des Oiseaux, où elle évoque Mai 68 et ses conséquences sur la société française:

"Nous les femmes avons eu beaucoup d’acquis. Ça nous a filé une énergie et une envie de faire les choses qui n’étaient pas de mise avant. Je pense que je n’en serais pas là s’il n’y avait pas eu 68. Je serais restée dans ma province, j’aurais été prof de dessin, j’aurais eu une petite vie tranquille…"

50 ans plus tard, le bilan est en demi-teinte, estime-t-elle: "On s’est dit qu’on allait changer le monde et ça n’a pas vraiment été le cas. On est un peu en train de détricoter tout ce qu'on a acquis. Certains essayent de revenir sur le droit à l’avortement. C’est terrifiant". La révolution continue.

La Veille du grand soir de Rotman et Vassant, Delcourt, 192 p., 24,95 euros.

Filles des oiseaux 2 de Florence Cestac, Dargaud, 56 p., 13,99 euros.

Sous les pavés de Warnauts & Raives, Le Lombard, 80 p., 16,45 euros.

Jour J Mai 68 de Fred Duval, Jean-Pierre Pécau, Fred Blanchard, Fernandez et Fab, Delcourt, 128 pages, 22,95 euros.

Chacun de vous est concerné de Dominique Grange, Tardi et Accordzéâm, Casterman, 42 euros. Ils donneront un concert samedi 26 mai à 20h au Hall de la chanson, 211, Avenue Jean Jaurès, dans le 19e arrondissement de Paris.

Jérôme Lachasse