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Le projet d’euro numérique annonce-t-il le déclin des banques centrales?

[AVIS D'EXPERT] La BCE planche sur un euro numérique. Un projet qui inquiète les banques commerciales. Décryptage avec notre expert Guillaume Almeras, fondateur du site de veille et de conseils Score Advisor.

Une récente publication de la Fédération bancaire française marque, une nouvelle fois, l’opposition des banques au projet d’euro numérique tel qu’il est profilé par la Banque centrale européenne (BCE).

Cette opposition (qui ne se limite pas aux banques françaises) est à la fois singulière - puisqu’elle revient à démonter proprement les arguments de la BCE – et inédite puisque, pour la première fois, des banques commerciales expriment leur crainte que leur banque centrale ne leur fasse… directement concurrence.

Tel qu’annoncé par la BCE, l’euro numérique ("Cash+") serait une version numérique des espèces. Qu’est-ce que cela signifie? Qu’il permettrait de régler nos achats sans utiliser de cash? Mais qu’apporterait-il alors de nouveau? La BCE avance qu’il renforcerait la souveraineté monétaire de la zone euro et qu’il améliorerait l’écosystème européen des paiements, notamment en termes d’instantanéité. Il est facile aux banques de souligner que de tels arguments ne tiennent guère. Cet euro numérique n’apporterait rien de plus que ce qui existe déjà ou est actuellement en chantier.

L’euro numérique serait utilisé à travers un portefeuille électronique. Un de plus que tous ceux qui existent déjà donc mais géré par la banque centrale elle-même, ce qui n’est nullement son rôle et ce qui l’obligerait à ouvrir des comptes bancaires, en concurrence avec les banques commerciales. Donc en faisant courir à ces dernières le risque de leur ravir massivement les dépôts (compte tenu de la garantie de la Banque centrale dont ils bénéficieraient), au détriment de leur rôle de transformation (la conversion des dépôts en crédits).

La BCE tente de rassurer les banques

La BCE ne néglige nullement ces craintes. Elle s’efforce d’y répondre. Ainsi a-t-elle déjà concédé que les comptes permettant l’utilisation de l’euro numérique ne seront pas rémunérés et seront limités en montant. On a parlé de 3.000 euros. Les banques françaises voudraient qu’on se limite à 100 euros "sur la base des retraits moyens dans les guichets automatiques (113 euros) et des transactions par carte".

Toutefois, cette limitation ne règle pas la question: pourquoi donc la BCE se lancerait-elle dans la gestion de comptes personnels? Cela semble si étrange que cela conduit facilement à prêter à la BCE de sombres visées de contrôle social des populations. Remarquons toutefois simplement que de telles visées ne nécessiteraient nullement le lancement d’un euro numérique.

Alors pourquoi la BCE poursuit-elle un tel projet? L’idée d’élaborer un équivalent numérique au cash n’est pas absurde. Dans de nombreux pays émergents (et cela concerne également la Chine), les monnaies numériques de banque centrale poursuivent en fait un objectif de bancarisation des agents économiques, sans exclure pour autant les banques. Mais au-delà de cet objectif, dans des pays très largement bancarisés, comme en Europe, remplacer numériquement les espèces représente la quadrature du cercle.

Utiliser des espèces est très commode en effet et, pour donner à une monnaie numérique la même facilité d’usage, il faudrait que celle-ci soit utilisable hors internet, quand un mobile est déchargé et même quand il n’y a plus d’électricité. Cela représente des développements techniques particulièrement lourds et pas totalement satisfaisants.

Par ailleurs, on peut utiliser des espèces en tout anonymat. Cependant, dès lors que la monnaie n’a plus de support matériel, elle se réduit à des écritures en comptes qu’il faut bien suivre nominativement. La seule manière de le faire anonymement est de monter des systèmes cryptés et décentralisés, comme ceux des crypto-monnaies, c’est-à-dire en se passant justement d’un acteur jouant le rôle d’une banque centrale (encore cela ne garantit-il pas un anonymat absolu).

Montée en puissance des cryptos

Bref, remplacer le cash est une gageure, qui ne s’impose d’ailleurs que si l’on estime que tout, absolument tout, doit devenir numérique. Pourtant, la Banque centrale de Suède – le pays européen le plus engagé dans la disparition du cash – plaide aujourd’hui pour que l’on protège l’utilisation des espèces.

Cela enterre-t-il le projet d’un euro numérique? A l’origine de ce projet, il y a la montée en puissance des crypto-devises et surtout le véritable coup de tonnerre qu’aura représenté, en 2019, le projet Libra (baptisé ensuite Diem) de Facebook (devenu Meta). Un stablecoin, soit une monnaie numérique alignée sur une monnaie existante (le dollar) gérable via un portefeuille numérique Novi et administrée par une "banque centrale" ad hoc, un consortium rassemblant 28 entreprises et ONG, exactement comme, historiquement, les premières banques centrales réunissaient des acteurs privés. Les projets de monnaies numériques que près de 70 banques centrales dans le monde suivent aujourd’hui dupliquent le même schéma mais en tentant de l’appliquer dans le cadre de leur rôle traditionnel.

Pourtant, le projet Libra a été rapidement abandonné. Et aucune crypto-devise ne s’est imposée comme monnaie, non seulement en tant qu’outil de transaction pour régler des achats courants (y compris, semble-t-il, dans les deux pays, le Salvador en 2021 et la Centrafrique l’année dernière, qui ont légalisé le bitcoin comme seconde monnaie) mais surtout comme unité de compte. La valeur d’un bitcoin s’exprime en dollars mais de quels biens la valeur s’exprime-t-elle en bitcoin?

Le risque n’en demeure pas moins que de nouveaux systèmes de règlement internationaux privés, comme Circle par exemple, ne se substituent aux systèmes publics et, regroupant certains géants économiques privés, n’imposent leurs monnaies comme de nouvelles unités de compte dont ils auraient le privilège de l’émission. Pour le dire rapidement: le risque existe que des consortiums privés florissants en viennent à se substituer peu ou prou aux banques centrales d’Etats… surendettés. Car l’existence de tels acteurs pourrait susciter une crise de confiance dans une ou des monnaies étatiques, dont la défense représente le rôle principal des banques centrales, auquel toutes leurs autres missions de politique monétaire (émission monétaire, taux directeurs, …) restent évidemment suspendues.

A ce stade, tel qu’il demeure conçu, le projet d’euro numérique semble donc plutôt mal engagé puisque soit il conduirait la BCE à remplacer les banques, soit il ne servirait à rien. Dans les deux cas, il représente une solution en quête d’un problème. D’ailleurs, la décision de l’engager a été reportée au second semestre 2025. Mais si son succès parait en l’état difficile à envisager, son abandon pourrait marquer l’entrée dans un monde tout nouveau de monnaies publiques et privées.

Par Guillaume Almeras, fondateur du site de veille et de conseils Score Advisor